• 1 - La fiancée du pirate


     

    1. La fiancée du pirateL'Atlantis s'éloignait de la Terre.
    Je la contemplais sur l'écran panoramique, face à la barre que je tenais fièrement.
    Je n'allais plus la revoir avant très longtemps. Longtemps... Long temps... 
    Qu'est-ce que le temps?
    Et combien de temps dure-t-il, le temps ? 
    La guerre contre les Sylvidres avait duré un an à peine, mais nous avait paru interminable.  D’autres années interminables passées à attendre le capitaine ou à craindre pour ses jours se sont succédées avant que je ne m’aperçoive que la vie d’un terrien, même s’il s’éteint à un âge avancé, est finalement toujours bien brève.

    J’avais longtemps attendu cet instant où, enfin seuls, lui et moi, au coeur de ce titanesque vaisseau, nous allions finalement pouvoir nous libérer de nos tourments, nous étreindre sans pudeur, nous aimer sans réserve.  J'en jaunissais rien que d'y penser quand j'entendis derrière moi le bruit de ses bottes. Ainsi, en entrant, il me surprit, fluorescente de l'extrémité des pieds à la pointe des cheveux.  Sur Jura, c'est ainsi que nous trahissions nos émotions.

    Je m'adossai à la barre de navigation, il s'assit à sa place. D’ordinaire, personne ne s'asseyait sur le siège du capitaine.  Personne, pas même moi.  Nous étions maintenant en face l'un de l'autre.  Il m'adressa un sourire tendre.  Son unique oeil semblait déjà avoir saisi la nature des pensées qui m'illuminaient avant son arrivée quand...  je pris conscience de son épuisement!

    Il venait d'ôter sa longue cape noire, sa seconde peau, qui ne le quittait jamais et camouflait depuis quelque temps sa maigreur inquiétante.  Il faut dire qu'Albator mangeait peu et que nos ultimes combats contre l'armada royale de Sylvidra avaient consumé jusqu’à nos dernières forces.  Enfin à l'abri de tout danger, il s’autorisa à exposer sa fatigue devant moi.  Son visage perdit son éclat rose tandis que le mien perdait sa fluorescence.  Il devint, comme par mimétisme, aussi blanc que mon teint naturel.  Le temps d'un soupir, son sourire et sa paupière tombèrent simultanément.  Je m'assis à ses pieds et posai ma tête sur ses genoux.  Je sentis sa main me caresser les cheveux avant de m'assoupir à mon tour.  A notre réveil, la Terre n'était déjà plus qu'un petit point bleu. Un saphir sur un écran de velours noir. 

    1. La fiancée du pirate

    L'heure était venue de faire l'état des lieux.  Albator et moi allions être seuls pour réparer les dégâts subis par l'Atlantis.  Il allait nous falloir trouver les minerais et les métaux subtils dispersés sur une dizaine de planètes situées dans la nébuleuse Ulysse, à treize millions trois cent soixante-dix mille kilomètres de la Terre.  Ces matériaux étaient l'un des secrets de la résistance exceptionnelle de notre vaisseau.  Seuls Albator et Toshiro savaient où se les procurer.  Il devait encore rester quelques matières premières sur l'îlot de l'ombre morte, notre repaire caché dans la ceinture des petites planètes, au cœur d'un satellite artificiel qui sert d'atelier d'entretien et de réparation à l'Atlantis depuis sa construction. Ces ateliers sont équipés des fours conçus pour la fusion de ces métaux dont on ignore encore l'existence sur Terre.  L'énergie requise pour que ces fours atteignent les températures nécessaires à la fusion de ces matériaux est fournie par un prano-réacteur (également issu de l'esprit ingénieux de Toshiro) qui s'alimente de l'énergie du "vide" que l'univers nous fournit gracieusement et à volonté.  La domestication de cette énergie sur Terre n'en est encore qu'à ses balbutiements, mais un réacteur semblable alimentait déjà l'Atlantis il y a près de soixante-dix ans et lui permettait d'atteindre une vitesse supérieure à dix mégalions par heure sans modification cellulaire du vaisseau et de ceux qui l'occupaient.

    Les avaries provoquées par l'assaut final des Sylvidres nous obligeaient à réduire notre vitesse, mais rien ne pressait plus.  Nous étions à une semaine de voyage de l'îlot de l'ombre morte.  Déjà le temps avait commencé à perdre de sa signification.  Il n'y avait plus que l'espace infini de l'univers et celui confiné de l'Atlantis que nous allions être seuls à occuper.  Déjà son taux vibratoire était en train de changer.  L'anxiété de notre équipage avait quitté les lieux avec lui.  L'air semblait plus léger, comme après un orage. Je sentis Albator vraiment déstabilisé pour la première fois. Il était en train de vivre sa première expérience avec l'état de grâce que vous procure un sentiment de paix.  Il m'était difficile de déterminer s'il en était heureux ou pas. 

    Quand l'état de crise vous conditionne, vous Terriens, il vous faut parfois longtemps pour vous abandonner au bonheur, pour lui attribuer la place qu'il mérite.  Mon valeureux pirate pensait que le bonheur se cueillait comme les fleurs, que sa durée était aussi éphémère, sa fragrance aussi troublante et que les plus beaux bouquets de félicité s'arrachaient souvent sur les collines de l'enfer.  Et voilà que tout à coup, la vie lui offrait un champ de fleurs qu'il n'aurait pas à cueillir puisqu'elles étaient là, toutes à lui.  Elles l'embaumeraient aussi longtemps que plus rien ne nous menacerait.  Alors de quoi avait-il peur?

    Jusqu’alors, Albator n'avait jamais consenti à me laisser dormir à ses côtés, parce que sa proximité me permettait de lire spontanément ses pensées.  Ses rêves et ses cauchemars ne devaient appartenir qu'à lui.  Nos premiers sommeils ensemble m'apportèrent cependant l'explication de sa réserve à accueillir le bonheur.  Je le surpris en rêve au bord de ce champ de fleurs qui se perdait à l'horizon.  Il le contemplait avec l'air émerveillé d'un enfant du soleil qui découvre la neige, mais inquiet, il hésitait à s'avancer.

    "Ce champ doit être miné", l'entendis-je penser, immobile devant le tapis multicolore. "Il est forcément miné!"  Puis, il tourna le dos au champ fleuri et se mit à marcher sur un chemin de ronces qu'il défricha à l'aide de son épée.

    Je m'éveillai tant son tourment m'émut.  Mon esprit le voyait se débattre contre les branches et les épines bien que mes yeux constataient qu'il était bel et bien là, étendu et inerte à côté de moi, les mâchoires serrées.  J'entendais grincer ses dents.  Je saisis ma harpe près du lit et, lui tournant le dos, me mis à en jouer.  Tandis que mes mains évoluaient de corde en corde, mon esprit le rejoignit dans ses songes.  Le son de ma harpe ne l'avait pas éveillé, mais il s'était arrêté de tailler les arbustes rebelles.  Il cherchait la provenance de la mélodie.  Je ne jouais plus assise sur le bord de son lit, mais au milieu du champ fleuri.  Je l'entendis m'appeler en songe.  Il rebroussa son chemin jusqu'à moi en m’ordonnant de ne point bouger, car j’étais en danger.  Je lui souris et, confiante, je me mis à marcher à reculons.  Mon esprit l’entendit crier tandis qu'une explosion sous mes pieds m'assourdit.  Puis, plus rien.  Mon capitaine ne rêvait plus.  Comme je lui tournais le dos, j'ignorais s'il s'était éveillé.  Je continuai de jouer pour l'apaiser.  Je sentis alors sa main se poser sur ma hanche.

    Quelle que soit la planète d'où l'on vient, on n'a rien inventé de mieux que l'étreinte pour se rassurer l'un l'autre.  Alors, je le serrai dans mes bras.  Dans ces moments-là, je regrettais de ne pouvoir l'embrasser.  Sur ma planète, nous nous nourrissions par absorption d'alcool.  Notre peau était adaptée à cet usage.  Notre cerveau produisait des vibrations sonores qui nous permettaient de nous faire entendre.  Aussi, n'ayant besoin d'un système digestif ni d'aucun instrument de communication orale, nous étions tout simplement dépourvus de bouche.

    Avant de connaître le sourire d'Albator, la bouche - cette route intime qui vous traverse, vous, Terriens et tant d'autres races humanoïdes - me suscitait bien du dégoût.  Je m'aperçus vite que la bouche que je n'ai pas vous en inspirait autant.  Vos pensées m'ont blessée souvent lorsque vous me rencontriez pour la première fois.  Quand je ne vous dégoûtais pas, vous aviez peur de moi et de mes yeux jaunes.

    Albator, au contraire, fut fasciné par mon visage et m'aima spontanément.  Son attitude confiante à mon égard facilita mon intégration parmi son équipage.  Quand je compris l'importance accordée aux repas dans vos rituels de socialisation, je pris l'habitude d'absorber l'alcool comme vous, par l'espace qu'aurait occupé ma bouche si j'en avais eu une.  Je pouvais ainsi accompagner l'équipage lors des repas, leur ressembler un peu plus, me rapprocher d'eux.

    Je pouvais aussi déguster avec Albator les vins voluptueux qu'il appréciait et dont l'Atlantis ne manquait jamais.  On disait du capitaine qu'il était une "fine bouche". J'ignorais ce que cela signifiait concrètement.  Le goût est un sens abstrait pour moi. J'appris qu'une fine bouche appréciait les saveurs les plus délicates.  Je conclus, au plaisir qu'il prenait à m'embrasser, que je devais lui goûter.  J'aurais aimé pouvoir goûter, moi aussi, pour pouvoir le goûter, lui.  Pour connaître la saveur de ses ourlets roses qui laissaient sur ma peau des impressions humides et chaudes et qui, lorsqu'ils daignaient s'entrouvrir, donnaient tant d'éclat à la couleur nacrée de ses dents.
    — Que veux-tu faire de tout le temps dont tu disposeras maintenant? demanda-t-il, me sortant ainsi de mes songes.
    — L’Atlantis a bien des blessures à panser. L’ouvrage ne manquera pas. 

    Il sourit de ma réponse puis il porta mes mains qu'il tenait dans les siennes vers sa bouche et les baisa.
    — Des mains si délicates n’ont-elles pas mieux à faire?

    Je ne répondis pas et m'interrogeai quant à ce que mes mains pouvaient avoir de mieux à faire que de l'aider à restaurer notre demeure.  Certes, elles s'étaient déjà habituées à s'occuper de lui.  Certes, mes longs doigts effilés ne s'étaient jamais lassés de caresser ma harpe depuis que j'avais embarqué sur l'Atlantis.  Mais ses mains à lui valaient-elles moins que les miennes pour qu'il se crut obligé de les abîmer seul?
    Attendait-il de moi que je passe le reste de mon existence à me comporter comme je le faisais en temps de guerre?
    Quand bien même j'avais fait le serment de le suivre et au besoin de mourir pour lui, mes mains avaient d'ores et déjà envie d'autre chose.  Elles avaient envie de construire, de s'endurcir, de se raffermir.
    Que souhaitait-il qu'elles fassent, ces mains-là?  Je ne parvenais pas encore à cerner ses intentions.  Sans doute n'était-il pas en train d'y penser tant la réponse à la question que je me posais devait être pour lui une évidence depuis bien longtemps. 
    — Et que feraient donc mes deux mains qui ont mieux à faire que de s'abîmer ?
    — Elles prendront soin de nos enfants!  Enfin... si tu en souhaites, bien entendu.

    Je jaunis d'incrédulité.
    C'était la première fois qu'Albator manifestait son envie d'être père.
    J'accueillis sa proposition avec bonheur même si j'ignorais encore comment engendrer un enfant viable avec un Terrien, tout particulier fut-il.

    Nos enfants auraient-ils une bouche?  Les yeux bruns, ronds et mobiles de leur père? Un estomac?  Des viscères?  Je souhaitais tellement qu'ils lui ressemblent et je souhaitais tout autant qu'ils véhiculent à travers moi l'héritage biologique des habitants de ma planète.  L'idée de créer une nouvelle race d'individus dans l'univers m'effrayait, m'excitait, m'étourdissait. Albator et moi allions devenir les Adam et Eve de l'îlot de l'ombre morte, un astéroïde artificiel au cœur duquel évoluait un écosystème reconstitué de toutes pièces, mais qui, au fil des générations, risquait de devenir étroit. 
    J'émis l'hypothèse qu'avec le temps, nos enfants souhaiteraient peut-être retourner sur sa planète.
    — Ils repeupleront la tienne, répondit-il, d'un ton assuré.

    Je fondis en larme.  La densité de radioactivité présente dans l'atmosphère de Jura devait y garantir le règne des plantes mutantes pour de nombreuses générations encore. Il baigna ses doigts de mes larmes édulcorées et les porta à ses lèvres, me sourit, puis, l'air concentré, déclara :
    — Donne-nous du temps, Meeme!  Nous trouverons le moyen de rendre Jura hospitalière à nouveau.

    Je sautai du lit et courus jusqu'à la salle d’eau à l'étage inférieur.  Au moment où Albator construisait ses projets d'avenir, je ne me sentais pas le droit d'afficher la blessure qui saignait toujours en moi depuis l'anéantissement de ma planète.  Moi-même, je n'avais osé imaginer que Jura redevienne habitable.  Privée de mon peuple, elle était chargée de trop de souvenirs insoutenables à mon cœur.
     

    1. La fiancée du pirate


    L'eau chaude eut vite raison du sucre qui me collait les cheveux sur les joues et scellait mes cils entre eux.  A l'instant où je me douchais, Albator devait être dans la salle de commandement.  Il venait de programmer la diffusion de musique dans la salle d’eau et Vivaldi, un compositeur italien de la seconde moitié du second millénaire de l'ère judéo-chrétienne, envahit l'espace d'une symphonie légère et vivifiante, intitulée : "Les quatre saisons".

    Le printemps de Vivaldi me changea les idées. Un tourbillon d'air frais venait d'entrer dans mon ventre et je pensais à cette ovulation qu'il allait me falloir générer.

    Sur Jura, en effet, un enfant ne naissait jamais accidentellement.  Les femmes n'ovulaient que lorsque leur désir d'enfanter provoquait en elles les résonances électromagnétiques qui allaient ordonner à leur cerveau de diffuser les hormones nécessaires à la libération d'un ovule.  Cet événement ne pouvait avoir lieu que deux ou trois fois tout au plus, au cours de leur existence.

    Quant au liquide séminal des hommes de ma planète, privé des mêmes résonances électromagnétiques issues de leurs désirs conscients de procréer, il était et demeurait tout simplement stérile.  Ainsi, un enfant devait être désiré de part et d'autre pour pouvoir être conçu.  Le docteur Zéro avait qualifié ce mode de procréer : "l'insémination spirituelle".  On disait que la beauté de nos enfants était proportionnelle à l'amour que se vouaient leurs parents au moment de leur conception. Albator pensait que mes parents devaient s'aimer beaucoup.
    Nos gestations duraient entre sept et dix mois.  L'enfant naissait quand il se sentait prêt à naître; sans douleur, ni pour lui ni pour sa mère dont la concentration d'alcool accumulée au cours de sa grossesse lui garantissait une délivrance quasi euphorique.
    Mais étais-je fécondable par Albator?

    Je ne m'étais jamais posé la question auparavant.  Et pourquoi d'ailleurs me la serais-je posée?   Envisager une maternité implique de se projeter dans le futur.  Or, la menace des Sylvidres, après avoir détruit mon passé, avait limité mon avenir à l'instant présent. Jusqu'à nos adieux sur la Terre, nous vivions, l'équipage et moi, chaque instant intensément sans nous poser de questions afin d'éviter que la peur de la défaite n'ait raison de nous.  Albator, quant à lui, avait su être confiant en l'avenir et se projeter en lui sans rien en attendre, s'interrogeant plutôt sur ce que l'avenir pouvait bien attendre de lui.

    Et moi, en cet instant précis sous une des douches de l'Atlantis, moi aussi je m'interrogeais sur ce que le destin pouvait bien attendre de moi.  Ses attentes étaient-elles compatibles avec mes aspirations ? 

    Au fond, je ne souhaitais qu'être la compagne du capitaine, l'aider à réaliser ses rêves, veiller sur lui, le soigner, le chérir aussi longtemps qu'il voudrait de moi et jusqu'à ce que la mort nous sépare.  Je n'aspirais à rien de plus et cela me semblait déjà beaucoup, car les humanoïdes, comme moi, dépourvus d'estomac ont peu d'ambition personnelle. L'énergie de notre cœur et de notre esprit compense l'agressivité de l'instinct de survie et le besoin de pouvoir et d'expansion qu'implique un ventre à remplir chaque jour.

    1. La fiancée du pirateSeules les émotions et l'intérêt collectif poussaient les gens de ma race à se surpasser jusqu'à nous rendre redoutables. 
    En effet, les réactions de nos éthers, provoquées par un sentiment puissant de peur ou de révolte, pouvait incendier littéralement et instantanément la cause de notre trouble.  Mais il en fallait tant pour nous troubler et nous étions si peu accoutumés à la violence que nous nous sommes tous fait surprendre quand l'envahisseur a surgi.  Finalement, notre absence d'agressivité a ruiné Jura davantage que l'ambition et l'inconscience démesurée des Sylvidres.  A bien y penser, il aurait mieux valu que nous ayons, nous aussi, une bouche et un ventre à nourrir.  Un estomac aurait peut-être rendu nos esprits plus vigilants, plus aguerris.  Peut-être aurions-nous pu éviter de nous faire manipuler par nos ennemis, et peut-être aurions-nous survécu.

    Je commençais à comprendre:  si le peuple de Jura voulait renaître de ses cendres, il lui faudrait combler cette lacune.  J'étais le dernier ventre qui pouvait lui servir et Albator était le premier estomac qui s'offrait à lui.  Mais étais-je fécondable par cet estomac providentiel?

    Un frisson me parcourut de la tête aux pieds m’apportant soudainement une conviction aussi puissante qu’inatendue:  Oui.  Je l'étais.  La nature fait bien les choses.  Elle avait tout prévu, y compris le hasard de notre rencontre.  C'était à moi d'agir maintenant. 

    Les quatre saisons de Vivaldi s'étaient achevées.  Je sentis la présence d'Albator derrière la porte. 
    C'était à moi d'agir.
    C'était à moi d'agir!
    C'était à moi d'agir... et je ne savais que faire. Je me sentais perdue. 

    La porte de la douche s'ouvrit.  Le capitaine me regarda quelques instants, inquiet, avant de fermer le débit d'eau.  J'éprouvai du soulagement qu'il soit venu mettre fin à cette douche interminable. 
    — Qu'as-tu, Meeme?  demanda-t-il alors que j'étais encore bien incapable de lui répondre.  Ne reste pas là, viens! poursuivit-il en m'attirant vers lui.
    J'enfouis mon visage dans le creux de son épaule.
    "Mais de quoi as-tu peur ?" l'entendis-je penser.

    Comme je l'avais fait pour lui après son cauchemar, un peu moins d'une heure auparavant, il me serra dans ses bras pour me rassurer. 
    Je me frottai alors contre lui pour me sécher, jusqu'à lui faire perdre l'équilibre.  Il se laissa tomber en riant tout en veillant à amortir notre chute.
    J'aimais l'entendre rire.  Là, étendue sur lui, nue, mes cheveux bleus trempés lui baignant le visage, j'avais le cœur qui s'emballait par l'action de mes éthers en émoi dans le bas de mon ventre.  Albator commençait à sentir le changement de densité de mon corps qui, d'instant en instant, trahissait mon excitation en s'alourdissant lorsqu'il refroidissait, en s'allégeant quand il chauffait.
    Ainsi, comme tous ceux de ma planète, avant et pendant l'acte sexuel, je passais d'un extrême à l'autre de température entre dix et vingt fois par minute comme autant de spasmes, modifiant simultanément ma densité qui passait du simple au double... au simple... au quart. 

    Il me retourna bientôt sur le dos, se pencha sur moi et planta son oeil dans l'un des miens.  J'y lus qu'il voulait savoir si je souhaitais que nous restions dans la salle d’eau. Je répondis "non" d’un signe de la tête. 
    — Bien, répondit-il de vive voix. Emmène-nous où tu veux.

    J'écartai mon front du sien et lui projetai de mes yeux jaunes la première image mentale qui me traversa l'esprit. Nous étions dès lors, lui et moi, au milieu du champ fleuri où l'avait porté son dernier sommeil.
    — Tu épies mes rêves? demanda-t-il d'un ton sévère dès qu'il eut reconnu le lieu.
    — Non, émis-je. J'y suis juste venue à ton secours.
    — Pourquoi nous emmènes-tu ici? 
    — Parce que j'ai trouvé l’endroit magnifique.  Pas toi ?
    — Le terrain est miné.
    — Il n'y a pas de mines, Albator.  Il n'y a que nos peurs de croire en des jours paisibles.

    Il tâta de ses mains le sol autour de nous et quand il fut rassuré, ôta ses vêtements pendant que je plongeai le nez dans le tapis de fleurs pour en respirer le parfum.  Sans le regarder, je savais qu'Albator, tout en se déshabillant, fixait la courbe de ma hanche que l'herbe haute laissait encore apparaître.  L'instant d'après, sa main vint s'y poser tandis que ses lèvres et ses mains embrassaient et caressaient déjà d'autres parties de mon corps à l'intérieur duquel tout était chaos :  gel et fusion, relâchements et pressions, vide et plénitude.  Mon ventre se préparait à l'amour.  Il se préparait à accueillir cet homme dont j'avais appris à apprécier la température constante, les légères morsures, les soupirs, le souffle court et surtout, le sourire sur un visage serein et détendu.

    Des débordements magnétiques propres à mes états d'excitation jaillirent des paumes de mes mains et des extrémités de mes doigts qui les diffusèrent aussitôt dans les reins de mon capitaine.  En retour, il avait également beaucoup d'énergie à m’offrir.  Il la diffusa en mon ventre au rythme des hivers et des étés qui s'y succédaient à une cadence effrénée, modifiant toujours plus frénétiquement ma densité et la pression de mes fluides pour son plus grand plaisir et également pour le mien!

    Dans mon imagerie mentale que je continuais de lui projeter, je venais de provoquer une pluie d'été pour nous rafraîchir.  La terre, sous le tapis de fleurs, apprécia mon initiative. Elle but la pluie sans modération et me remercia en nous offrant ses "effluves de terre humides" qui contribuèrent à la part subjective de notre bien-être.  Un vent léger fit bientôt son apparition emportant avec lui un peu du printemps de Vivaldi. 
    — Vivaldi ! fit-il amusé. 
    — C'était une idée bien délicate, merci! répliquai-je en le chevauchant.
    — Au moins une idée qui ne t'a pas effrayée, dit-il d'un ton un peu coupable.

    Mes fluides se glacèrent. Sans le vouloir, il venait de m'offenser. Je n'étais ni plus ni moins craintive que lui. Il rêvait ses peurs tandis que je vivais les miennes.  Voilà tout. Je contractai les muscles de mon abdomen afin de m'affirmer davantage au regard et au sexe de cet homme qui n'avait cessé de m'impressionner depuis l'instant où je l'avais rencontré et je provoquai autour de nous l'explosion de plusieurs centaines de mines dans le champ de fleurs où nous nous trouvions.  Il eut un sursaut.  Je sentis ses palpitations jusqu'au plus profond de moi.  Une pluie de terre humide et de fleurs déchiquetées s'abattit sur nous.  L'odeur du soufre venait de prendre possession des lieux.  Quand à Vivaldi, il s'était évidemment évanoui. 

    Je me répétai que c'était à moi d'agir.  C'était à moi d'agir et c'était le moment.

    Le son de ma harpe vint m'encourager, porté par un autre vent lointain.  Je fixai son oeil  qui exprimait autant de surprise que d'excitation. Il me saisit par les épaules afin de rapprocher mon visage du sien et de scruter la flamme incandescente de mon œil jaune.
    — J'ai surmonté ma peur, dis-je.  Je n'ai plus peur de tes idées.  Je n'ai plus peur de tes projets.  Je serai la mère de tes enfants et ils repeupleront Jura.

    Je me frottai contre lui. Nous étions tous deux couverts de boue au milieu de ce champ soudain devenu moins bucolique, mais peu m'importait.  Je sentais en mon ventre ma température s'élever anormalement.  J'avais l'impression de fondre et mon corps, devenu plus léger que de coutume dans ces circonstances, semblait vouloir se détacher de mon âme.  Aussi, je m'accrochai au cou d'Albator qui subissait lui aussi mon ascension thermique.  Il comprit que quelque chose de particulier était en train de se produire.

    Nous étions tous deux émus.  Son œil me fit des aveux que jamais je n'avais entendu de ses lèvres.
    Mes fluides énergétiques oeuvraient sans aucun effort de notre part.  Je m'allumai.  Je vis un instant l'homme de ma vie aussi fluorescent que moi.  Le champ dévasté s'alluma également avant de disparaître. 
    Il n'y eut plus de champ de fleurs, plus de boue, plus de vent.
    Il ne resta plus que le bourdonnement des réacteurs de l'Atlantis pour nous accueillir à nouveau sur le sol de sa salle d'eau, Albator qui reprenait son souffle en me serrant fort contre lui et son estomac que j'entendis gronder sous mon ventre. Un estomac qui gronde... 
    Comme c'est étrange un corps humain!


     

    "J'ai beau connaître de mémoire les rapports médicaux du Dr Zéro la concernant, l'anatomie de Meeme n'en finit pas de me surprendre par sa complexité.

    L'intuition, davantage que la raison, me pousse à croire que la nature si différente de nos organismes sont non seulement compatibles, mais également complémentaires.  Après tout, le Big Bang a provoqué des rencontres plus improbables que la nôtre. 

    J'ai vu le CHAOS originel dans ses yeux aujourd'hui. 
    Si un individu devait en être issu, j'ai tout lieu de craindre qu'il soit tourmenté. 

    Je souhaiterais autant que possible la protéger des tourments, y compris des miens.  Or, contrôler la nature de mes pensées en sa présence me demande une concentration permanente.  Je voudrais, maintenant que nous ne sommes plus qu'elle et moi, m'endormir et me réveiller à ses côtés, car je devine combien ce rapprochement lui tient à coeur, mais je ne puis contrôler mes rêves et je ne veux pas la confronter aux facettes obscures, viles et inavouables que pourraient cacher les profondeurs de mon âme.

    Elle l'a déjà compris. Elle vient de se retirer dans sa chambre pour se reposer.  Sa pudeur la rend encore plus précieuse à mon coeur.

    Je n'ai pas revu Tori-San depuis que nous avons quitté la Terre.  Cet oiseau a connu l'Atlantis encore en construction, mais il parvient toujours à s'y perdre.  Et puis, il devient vieux.  L'équipage doit lui manquer. 

    Je vais me mettre à sa recherche et évaluer de plus près les dégâts subis par l'Atlantis et qui ne m'ont pas encore été signalés. Cela me permettra peut-être également de comprendre pourquoi, bien qu'aucun facteur extérieur ne semble le justifier, nous perdons de la vitesse depuis quelques heures.  L'îlot de l'ombre morte ne m'a jamais paru aussi lointain."

    (Extrait du journal de bord du capitaine)

     



    Quand nous eûmes quitté la salle d’eau, Albator fit taire son ventre en ingurgitant une quantité d'aliments qu'en d'autres circonstances il aurait qualifié de déraisonnable.  Il n'était pas homme difficile à contenter à table.  Il aimait, en effet, la saveur des choses simples et naturelles.  Les fruits, en général, les fruits secs en particulier, les olives, les plantes aromatiques et la pâte d'amandes. 

    Nous avions pris place dans le réfectoire de l'Atlantis, ce temple paillard devenu aujourd'hui aussi calme qu'un authentique lieu de culte.

    Il était rare qu'Albator y mange.  Tout au plus, il y accompagnait parfois son équipage pour un verre de vin lorsque nous avions un événement à célébrer.  Mais d'ordinaire, il préférait prendre ses repas seul en silence, évitant autant que possible toute confrontation avec Susane, notre cuisinière à bord, qui s'évertuait à lui reprocher de ne pas manger assez :
    — Mais enfin, capitaine!  Faites au moins un petit effort!  Vous allez finir par tomber malade si vous ne mangez pas!  Regardez comme vous êtes maigre!  Vous ressemblez à votre oiseau à force de manger des graines!  Jamais une femme ne voudra de vous!

    Elle était le seul membre de l'équipage qui osait lui faire des remarques aussi personnelles.  J’observais alors Albator feindre de l’ignorer tandis que, amusée, j'entendais Suzanne penser: "Mon Dieu pourquoi n'ai-je pas vingt ans de moins?"

    Parce qu'Albator n'avait jamais formellement précisé la nature de sa relation avec moi, la brave femme se niait à elle-même ce qui, pour chacun sur l'Atlantis était, non seulement une évidence, mais également pour la plupart d'entre eux, un fréquent sujet de plaisanterie de très mauvais goût.  J'en étais venue à me confectionner une robe longue et ample qui ne me quitta plus afin de cacher toutes ces parties de moi où leurs regards se posaient avec tant d'insistance.

    Évidemment, personne n'aurait fait le moindre commentaire nous concernant en présence du capitaine, mais ils avaient beau se taire également devant moi, leurs pensées résonnaient comme autant d'échos dérangeants que même le son de ma harpe ne parvenait pas toujours à couvrir. 
    Bien que je ne m'en sois jamais plainte, Albator avait compris la gêne que son équipage m'infligeait parfois malgré lui.
    Il ne tarda pas à trouver les mots pour me consoler définitivement.  Grâce à lui, je compris que la solitude affective et l’abstinence sexuelle prolongée était susceptible de bouleverser l’équilibre mental des humains les plus nobles. 

    Je nageais toujours au coeur de ces souvenirs étranges qui furent autant de témoignages de l'amour qu'Albator me portait discrètement quand il me tira de mes songes pour me demander quand j'avais aperçu Tori-San pour la dernière fois. 

    Tori était l'oiseau de Toshiro.  Il ne quittait plus le capitaine depuis la mort de son maître.  Je ne l'avais plus vu depuis la veille quand nous nous étions assoupis et nous ne nous étions pas inquiétés de son absence à notre réveil. 

    Les systèmes d'alarmes et de surveillance internes de l'Atlantis étaient devenus inutilisables et il nous était impossible de le repérer dans l'immédiat.  J'aurai aimé accompagner Albator dans sa recherche, mais l'expérience du "champ de fleurs miné" m'avait tant bouleversée que j'en avais encore le vertige.  Quand il s'aperçut que j'étais sur le point de perdre connaissance, il me ramena dans sa chambre.  Ma température, encore très élevée, maintenait mes éthers si légers qu'il eût peu d'efforts à fournir pour me porter.

    Il m'aurait été agréable de me laisser porter par lui si, la tête en appui sur son épaule,  je n'avais eu le loisir de contempler les plaies de l'Atlantis.
    Depuis l'assaut massif des Sylvidres à bord, je m'étais efforcée d'ignorer les sas de sécurité défoncés, les murs des couloirs noircis, brûlés, saccagés, percés.  Les implants électroniques mis à nu...
    — L'Atlantis souffre, émis-je doucement. Je l'entends qui gémit.
    — Il a beaucoup de chance d'être encore en état de gémir, répondit Albator en poussant de l'épaule la porte de sa chambre. 

    Il me déposa sur son lit où il me laissa seule quelques instants avant de réapparaître avec quelque bouteilles de vin qu'il me fit absorber l'une après l'autre.  Ma température ne baissa pas pour autant.  Il me demanda ce qui, selon moi, la maintenait à ce niveau. 
    — Peut-être la colère, m'entendis-je répondre avec dépit. 
    — Qu’est-ce qui te tourmente ?
    — Je peux lire tes pensées quand tu le veux bien, mais je suis incapable de t'embrasser! 
    — Pourquoi voudrais-tu qu’il en soit autrement? 
    — Pour mieux te comprendre. Je voudrais pouvoir t'embrasser moi-aussi. 

    Il me considéra, stupéfait quand je le suppliais de m’apprendre à embrasser.  Il me tint le visage de la main, l'air vraiment inquiet.  Je l'entendis penser que la fièvre me faisait délirer.  C’est sans doute pour cette raison qu’il céda à ma demande.  A l'aide de son pouce, il me dessina tendrement une bouche sous les narines.  Je projetai dans son œil mon besoin insoutenable de posséder une bouche un instant, au moins dans ma vie.  Il vit dès lors ma peau rougir, gonfler et s'ouvrir sous son doigt.  Il écarta mes lèvres pour y découvrir deux rangées de dents éclatantes, parfaitement alignées, mais mes mâchoires étaient soudées.  Il n'y avait rien derrière ces dents...  A moins qu'il ne veuille bien m'imaginer semblable à lui.  C'est ce qu'aurait probablement fait un homme de ma planète s'il l'avait pu. 

    Mais Albator était fils de la Terre et s'il ne manquait pas d'imagination, celle-ci était principalement mise au service de son esprit pratique.  C'est ce qu'il me démontra en m'immobilisant sur son lit et en me pinçant le nez pour me contraindre à respirer autrement.

    Je jaunis de panique, mais le sentant confiant en son idée, je m'accrochai à cette expérience et continuai de projeter en lui cette bouche pour l'instant encore parfaitement inutile. 

    L'expérience devenait douloureuse.  J'étais en train d'étouffer.  Je me débattis et tentai de me dégager de ses bras, mais ma densité trop faible ne me le permit pas.  C'est alors que je sentis ma bouche s'ouvrir et mes tissus se déchirer derrière mes mâchoires créant une route nouvelle vers mes poumons.  C'est l'idée qu'avait eue Albator pour me libérer de ma colère! 

    J'inspirai pour la première fois dans un râle bruyant.  J'expirai aussitôt et repris ce réflexe qui m'était jusque-là inconnu.  Je respirai si bruyamment que j'en fus gênée.
    Je me trouvai grotesque.  J'avais immaginé l'idée de posséder une bouche tellement plus romantique.  Devant le ridicule de la situation, je sentis des spasmes nerveux dans mon ventre qui donnèrent au son de mes râles une toute autre couleur.  J'étais en train de rire, pour la première fois!  Et je trouvai cela tellement drôle que je ne m'en privai pas.
    — C'est bien, Meeme. Respire!  Et ris autant que tu le peux!  C'est aussi à cela que sert une bouche! me dit-il, soulagé de n'avoir plus à me priver d'air pour tenter d'assouvir mon caprice, qu'en d'autres circonstances, il n'aurait même pas entendu. 
    Rire me fit un bien fou.  Je ne parvenais plus à m'arrêter!  Albator riait avec moi et constatait que ma température était en train de baisser. 
    Je me sentis m'alourdir avec soulagement.  Quand mes spasmes prirent fin, je m'accrochai au cou de mon amour pour prendre possession de ses lèvres.  C'est à cet instant précis que les miennes disparurent.
    J'eus mal de déception. 

    A ce stade de notre “voyage mental”, il fallait que l'un de nous le décide pour que l'expérience s'achève.  Pourquoi ne m'avait-il pas permis d'aller plus loin?  Ma colère et ma fièvre étaient passées, mais je me sentais triste et trahie. 
    Il me serra dans ses bras malgré la résistance que ma déception opposait. 
    Toutefois, ses pensées me rassurèrent :
    "Je comprends ta déception, mais l'illusion d'avoir une bouche ne t'en donnera pas une pour autant.  Et l'expérience d'en avoir une risque de te manquer plus tard.  Tu n'as pas besoin de savoir m'embrasser pour me comprendre mieux.  Si ma bouche est un mystère pour toi... et bien, laisse-le-moi!  C'est sans doute un des rares auquel tu n'aies pas accès. Sois sage, Meeme. C'est comme cela que je te préfère." 
    `
    Je répondis à son étreinte pour l’aviser que j'avais bien reçu son message.  Je me sentais maintenant fatiguée, mais beaucoup mieux. 
    —Repose-toi, fit-il en marchant vers le fond de sa chambre où il s'assit à son vieux bureau en bois sculpté de crânes hideux qui avait appartenu à ses lointains ancêtres. C'est là qu'il rédigeait son journal. 

    Il avait raison. J'avais besoin de repos, mais je sentais également qu'il avait besoin d'être seul.  L'expérience que nous venions de vivre m'avait au moins fait prendre conscience de son besoin de conserver une part de mystère à mes yeux.  Une part de mystère quant à son corps, mais également quant à ses pensées. 
    Je pris congé de lui et me rendis dans ma chambre où je m'endormis sans délai d'un sommeil long et paisible.  Ce genre de sommeil où l'on ne sait plus tout à fait où l'on est quand on se réveille. 

    C'est effectivement dans cet état d'esprit que je revins à moi, mais il y avait un motif bien concret à cela:  quelque chose avait changé dans mon environnement.  Je scrutai le décor autour de mon lit.  Il était immuablement identique à celui que je connaissais depuis que j'occupais ces lieux.  Un lit, au milieu d'une chambre vide, sans effets personnels.  Hormis ma harpe, demeurée dans la chambre d'Albator, je ne possédais rien. 

    Le changement qui me perturbait était de nature plus subtile.  Je concentrai mes sens sur les sons ambiants.  C'est ainsi que je constatai qu'à l'exception du bruit de l'air qu'inspiraient et expiraient mes narines, il n'y avait plus autour de moi que le silence.  Le silence authentique; le cri du néant.  Ce silence qu'on entend rarement dans une vie.  En effet, entre le moment où je m'étais endormie et mon réveil, l'Atlantis s'était tu. 

    J'interrogeai Albator par radio pour savoir s'il avait arrêté les moteurs de son propre chef.  Quelques instants plus tard, il me répondit par l'affirmative avant de me demander si j'allais mieux. 

    Je le rassurai et m’informai si je pouvais lui être utile.  Il coupa le contact sans me répondre.  C'était sa façon à lui d'avertir qu'il était préoccupé et qu’il souhaitait qu'on le laisse en paix.  C'est alors qu'une voix de femme vint me surprendre.  Une voix qui riait à deux mètres derrière moi.
    — Mon père est ingénieur en sciences aérospatiales, fit-elle.  En quoi aurait-il besoin de tes lumières pour réparer un moteur?
    Je me retournai en sursaut.
    — Qui est ton père?  demandai-je à cette interlocutrice encore invisible à mes yeux.
    — Cet homme à qui tu viens de parler.

    Je tentai de retrouver mon calme tandis que la personne qui m'adressait la parole se matérialisait progressivement devant moi.
    — Albator a donc une fille? m'étonnai-je doucement.
    — Il en a neuf.

    Je crus que j'allais m'évanouir de stupeur, mais j'avais perçu dans la voix de cette femme l'intention de me déstabiliser par cette information qui, toutefois, semblait sincère.  Ses formes commençaient à se préciser.  Ma visiteuse ressemblait à Albator de façon troublante. 
    Sa silhouette avait quelque chose d'androgyne.  Elle était grande et mince.  Ses hanches étaient étroites et sa poitrine presque inexistante. 
    Son corps sec et musclé était serti dans une tunique noire, cintrée d'une épaisse sangle de cuir qu'ornait le motif de notre bannière. 
    Une longue épée descendait le long de sa cuisse, mais son arme la plus redoutable semblait être la parole.

    Je me levai et marchai dans la pénombre de ma chambre jusqu'au hublot sans regarder dans sa direction. 
    — Vraiment? demandai-je.  Albator aurait neuf filles et il ne m'en aurait jamais parlé?
    — Crois-tu vraiment qu'il n'a aucun secret pour toi?  lança-t-elle ironiquement.
    — Non, répondis-je, toujours sans la regarder.  Mais je sais que jamais il n'abandonnerait ses enfants.
    Je me décidai à me tourner vers elle et à affronter son regard.
    Elle devait avoir un peu plus de vingt ans, le port fier et assuré, une chevelure brune et sauvage qui lui cachait les yeux.  Je reconnus le nez et les lèvres d'Albator sur son visage. La ressemblance était telle que je me demandai un instant si je n'étais pas encore en train de dormir, si tout ceci n'était, tout compte fait, rien d'autre qu'une illusion, une projection de mon désir d'enfanter. 
    J'interrogeai la probable projection de la fille d'Albator et lui demandai son nom.  J'appris qu'elle s'appelait Tita.
    — Tu es bien belle, Tita.  Tu ressembles à ton père, dis-je émue. 
    Elle répliqua que personne ne soupçonnera jamais combien c'est à sa mère qu'elle aurait souhaité ressembler. Je lui demandai pourquoi.
    — Parce que personne n'éblouira jamais mon père autant qu'elle.
    Je m'approchai d'elle et soulevai la mèche de cheveux qui lui cachait les yeux.  Elle ferma les paupières avant que je ne puisse voir ses prunelles.
    — Ta mère... La mère de ses neuf filles?  demandai-je.
    Elle acquiesça.  Je la sentis sincère.  

    Un frisson me parcourut l’échine, mais je tentai rapidement de faire le point de la situation : Albator aurait engendré neuf filles avec une femme dont j'ignorais l'existence et qui avait dû l'éblouir tellement qu'il l'avait occultée de ses pensées, laissant une importante zone d'ombre supplémentaire dans sa biographie.  Il aurait donc neuf filles dont l'une devait avoir plus de vingt ans.  Tout ceci était insensé.  Je persistai pourtant à sentir Tita honnête dans ses affirmations. 
    — Pourquoi fermes-tu les yeux?  demandais-je en lui tenant une main. 
    — Pour qu'une dernière fois, tu doutes de l'avoir définitivement conquis.
    Ses paupières se levèrent, dévoilant deux immenses yeux félins, jaunes et lumineux.  Je jaunis d'émotion et de soulagement.  Je me trouvais en face de ma propre fille qui s'alluma à son tour.
    Elle me tint l'autre main, puis s'assit sur mon lit en m'invitant à en faire autant. 

    Nous nous regardâmes un long moment avec curiosité et fascination.  Je lui demandai enfin pourquoi elle était venue me parler.
    Ses mains remontèrent le long de mes bras pour y exercer une pression qui semblait appeler autant ma vigilance que ma compassion. 
    Malgré l'arrogance certaine dont Tita venait déjà de faire preuve, les instants qui s'étaient écoulés depuis son apparition dans ma chambre figurent toujours parmi ceux les plus magiques de mon existence.
    Les minutes qui suivirent figurent, en revanche, parmi mes chocs de vie les plus violents.
    Avec un détachement que je n'aurais deviné forcé si je n'avais pas été sa mère, elle déclara :
    — Cette conversation sera sans doute la dernière que nous aurons, Mère.  Je te demande déjà pardon pour le mal que je te causerai.  J'ai honte pour mes actes et pour la nature de mes pensées à venir, mais tout cela fait partie d'une destinée dont je ne porterai pas toute la responsabilité.  Mes sœurs t'apporteront infiniment de joies et de satisfactions, mais moi, ton aînée, je serai la cause de ta souffrance la plus aiguë depuis la destruction de Jura.  Je serai ta deuxième mort. 
    Ne cherche pas à lire dans mes pensées les épreuves que notre futur nous réserve.  Sache juste que je te vouerai une haine viscérale et qu'il faudra que tu apprennes à te protéger de moi.
    — Alors je suis enceinte?  demandai-je doucement, bouleversée par la forme brutale que venait de prendre l'annonce de cet heureux événement. 
    — Oui, confirma Tita.  Mon incarnation va suivre d'un instant à l'autre, mais tu as encore la possibilité de renoncer à ma venue au monde.
    — Comment peux-tu me confronter à pareil choix?  m'indignai-je.  Nais donc si bon te semble, ma fille!

    J'imposai ma main à quelques centimètres de son cœur en fermant les yeux pour mieux sonder la qualité de son âme. 
    — Je sens en toi une énergie tellement belle! m'exclamais-je.  Il serait regrettable que tu ne naisses pas.  Pourquoi faudra-t-il donc que je me protège de ta haine?  Qu'est-ce qui me vaudra un pareil châtiment?

    — Ta beauté, ton courage, ta douceur, ta patience, ta dignité.  Toutes ces qualités qui te vaudront l'admiration de mon père me seront insupportables avant même que je naisse, répondit-elle avec le même détachement. 
    Je la serrai dans mes bras en tentant de la convaincre qu'elle pourrait développer ces mêmes qualités, elle aussi. Elle m'apprit alors que cette épreuve était, pour quelques raisons qu'elle n'était pas autorisée à révéler, nécessaire à son évolution comme à la mienne et qu'elle avait été décidée par des forces qui avaient autorité sur nous. 
    — Quelles forces?!  demandais-je sur le ton d'une mère en colère.
    — Ces mêmes forces qui vous ont fait vous rencontrer, mon père et toi. Je ne puis t'en dire plus.

    Je n'insistai pas. Je posai à nouveau la main à quelques centimètres de son cœur et y concentrai tout l'amour que je souhaitais qu'elle emporte avec elle pendant son incarnation en concluant :
    — Nais et fais ce que tu as à faire, ma fille.  Et que l'amour dont tu me priveras profite à tes sœurs.
    Elle me sourit avant de disparaître aussi progressivement qu'elle n'était apparue, tandis que je continuai de lui transmettre l'énergie de tout mon espoir que cette épreuve, dont elle venait de m'avertir, ne se prolongerait pas indéfiniment.  Quand son image eut disparu tout à fait, je restai assise sur mon lit à me demander si je ne venais pas de rêver. Une effroyable tristesse s'empara de moi. Une tristesse dont je n'allais pouvoir parler à personne. Je ne tenais pas, en effet, à partager avec Albator ce que je venais de vivre. J'avais envie de crier de toute mon âme, mais tout comme le capitaine venait de le faire pour l'Atlantis, je décidai de réduire mon épave au silence.  Le silence authentique, le cri du néant.

     

    Texte © 2001 Géraldine Feuillien / SABAM Dépot n°4919/2001
    Images © 1978 Leiji Matsumoto / Tôei Company