• 2 - Le meilleur ami de l'homme- 2 -
    Le meilleur ami de l'homme

    J'avais regagné la chambre du capitaine pour y récupérer ma harpe.

    J'eus à peine mon instrument entre les mains que mes doigts eurent besoin d'en caresser les cordes pour exprimer la douleur que mon cœur retenait depuis la visite de celle qui allait devenir ma fille aînée

    Je m'assis à ma place habituelle à côté du lit d'Albator et me laissai consoler par la musique qui jaillissait sous mes doigts. 

    J'avais coutume d'ouvrir une mélodie par les mêmes notes, le thème générique de mon âme qui se poursuivait et s'achevait selon mon état émotionnel. Je ne me souviens plus de ce que j'étais en train de jouer au moment où Albator entra dans sa chambre. Absorbée par mes pensées, je ne me suis aperçue de sa présence qu'à l'instant où il me saisit la harpe des mains en s'écriant d'un ton inquiet :
    —Je t’ai rarement vue d’aussi étrange humeur que depuis ce matin! 
    Il posa ma harpe sur son lit et m'entraîna par le bras en poursuivant:
    — Allons à la recherche de Tori. Cela te changera les idées!

    Quelques instants plus tard, alors que nous parcourions l'allée principale de l'aile ouest du vaisseau, il m'expliqua que, contrairement à nos systèmes d'alarme, de sécurité et de surveillance internes rendus inutilisables, tous les moteurs, réacteurs et propulseurs de l'Atlantis étaient demeurés absolument indemnes et que l'arrêt de l'un d'entre eux avait probablement été déclenché par la présence indésirable de Tori-San dans un espace pour l'heure vulnérable.  Il nous fallait le retrouver à tout prix, mais chercher un oiseau dans un navire spatial du volume de l'Atlantis relevait du défi. 
    Aussi, Albator  en appela à mon intuition en me demandant si je pensais qu’il fut toujours en vie.  Hélàs, dans l'état de confusion où je me trouvais, je n'avais aucune réponse à lui fournir. 

    Le silence et l'immobilisme de l'Atlantis commençaient à m'angoisser, mais afin de ne risquer aucun incident inutile, le capitaine était déterminé à ne remettre les moteurs en marche qu'après avoir retrouvé l'oiseau de son ami et l'avoir mis en cage.  Du moins jusqu'à notre arrivée sur l'îlot de l'ombre morte. 
    Nous marchions au-dessous des chambres qu'occupaient jusqu'à la veille les membres de l'équipage.  Il me sembla soudain y entendre le déplacement d'un groupe de personnes. 
    — Albator! m'écriais-je. J'entends quelqu'un à l'étage supérieur!
    Il m'apprit qu'il venait juste d'inspecter scrupuleusement les lieux et que, n'y ayant trouvé personne, il en avait condamné l'accès et l'éclairage. 
    — J'entends pourtant des bruits de pas! insistai-je. 

    Il s'arrêta un instant et écouta attentivement avant de conclure que mon imagination devait être en train de me jouer des tours. 
    Lui qui venait d'invoquer mon intuition pour l'aider dans sa recherche ne semblait plus vouloir se fier à mon sixième sens. 
    Toutefois, je pensai qu'il avait peut-être raison.  Après tout, j'avais confiance en son sens de l'observation aigu, ainsi qu'en son ouïe fine qui avait su compenser la perte accidentelle de son œil droit.
    Pourtant, j'avais beau essayer de me raisoner, je persistais à percevoir ce qu'il n'entendait pas. 

    Quelques minutes plus tard, j'eus également l'étrange impression d'être observée. Nous étions suivis par une paire d'yeux que je ne discernais pas, mais que j'évaluais de petite taille et qui se déplaçait à moins d'un mètre du sol. 

    2 - Le meilleur ami de l'hommeJe m'arrêtai, décidée cette fois à me faire confiance.  Je fis marche arrière et m'approchai de cette présence qui recula à son tour.  J'eus l'impression qu'elle souhaitait m'indiquer une direction à suivre. 

    Quand Albator me demanda où je me rendais, je ne répondis pas.  

    Je suivais en effet une impression trop subjective et je ne tenais plus à ce qu'il la mette en doute. Il me suivit à son tour jusqu'à l'entrée des dortoirs à l'étage supérieur dont il m'ouvrit l'accès.

    Je pénétrai, silencieuse et confiante, dans l'obscurité où mes yeux pouvaient voir sans aucun effort. Albator cessa de me suivre. Le sas de sécurité se referma. L'espion fantôme semblait maintenant se tenir à quelques mètres devant moi. Mon ouïe se mit à distinguer de plus en plus aisément la nature des pas que j'avais entendus un peu plus tôt lorsque je parcourais l'étage inférieur. 

    Il s'agissait des pas d'un groupe de personnes légères et turbulentes. Je distinguai également des rires d'enfants. Mon cœur palpitait d'émotion quand les yeux de mon espion se dévoilèrent enfin. Ils étaient semblables aux miens et illuminaient le doux visage d'une enfant d'à peine un an et demi.  Un visage rose et potelé qu'encadraient de longs cheveux bleus et fins.  L'enfant vêtue d'une chemise de nuit en coton blanc m'observait très intriguée en tétant un biberon de vin rouge.

    D'autres fillettes accoururent vers nous, curieuses, radieuses et souriantes.  Chacune d'elles courait pieds nus et semblait s'apprêter à aller se coucher.  Une année, plus ou moins, semblait les séparer les unes des autres. En cet instant précis, j'avais devant moi les huit paires d'yeux jaunes du reste de ma progéniture à venir et qui allait semer à nouveau la vie sur ma planète. Je pleurai d'émotion tant leurs expressions joyeuses et espiègles contrastaient avec le tourment qui animait Tita un peu plus tôt.  Huit petites crinières bleues, brunes, blonde et rousse allaient bientôt se coucher jusqu'à leur naissance.
    — Tu viens? me demanda la plus jeune qui avait presque terminé son biberon. 
    La plus âgée s'approcha d'elle et la prit dans ses bras. 
    — Non, SABINE, fit-elle avec l'autorité d'une soeur ainée. Mère doit aider père à retrouver l'oiseau.
    La petite Sabine se débattit en protestant. 
    — Non, TAMI!!!  Laisse-moi!!!  Je veux maman!!!
    — Tu la verras plus tard, poursuivit Tami en emmenant sa sœur dans une des chambres du couloir. 
    Leurs longs cheveux bleus entremêlés ne faisaient plus qu'une seule masse soyeuse. 

    Comme j'aurais aimé qu'Albator les voie. Tita, Tami, Sabine...  Trois de ses filles s'étaient adressées à moi et je ne n'allais pas pouvoir lui en toucher mot. Deux de mes huit filles venaient de s'éclipser, mais les six autres m'observaient avec beaucoup d'intérêt. 
    J'interrogeai la nouvelle aînée du clan en l'appelant par son nom. 
    J'ignorais toutefois comment il fût spontanément porté à ma connaissance.
    — Dis-moi, DANA?  Connais-tu Tori-San?
    — Bien sûr, répondit-elle en riant. 
    Elle avait la voix douce et serviable.  Dana allait être mon unique fille blonde et en cela, elle me rappela étrangement ma sœur cadette.
    — Il est dans l'étau du tranchoir de proue, déclara-t-elle.
    — Ah bon? m'étonnai-je.  C'est bien le dernier endroit où j'imaginais qu'il puisse être. Tu es bien certaine qu'il se trouve là?

    Elle confirma, sûre d'elle.
    — Il essaie de s'enfuir, poursuivit la dernière de mes filles à posséder des cheveux bleus.
     Elle s'appelait NINA.  Je le savais. Les mots sifflaient dans sa bouche à l'avant de laquelle manquait une dent. Je m'approchai des deux plus jeunes de mes enfants encore présentes et les serrai dans mes bras. KIRA et EDIT avaient respectivement quatre et trois ans. Brunes comme leur père, elles semblaient être inséparables. Elles se laissèrent étreindre sans résistance. 

    — Pourquoi essaie-t-il de s'enfuir? demandai-je en respirant les cheveux de mes deux petites filles. 
    — Parce qu'il a peur du chien, répondit la crinière rouge du clan.
    Elle s'appelait LEBATH.  Elle devait avoir six ans.  Des taches de rousseur pigmentaient sa peau.  Elle ressemblait à la mère d'Albator que j'avais aperçue quelquefois dans ses pensées.
    — Il y a un chien à bord!? m'étonnai-je, décidément pas encore au bout de mes surprises.  Mais à qui appartient-il?
    DZARYL fut la dernière à me répondre.  Elle était celle dont la voix exprimait le plus de sérieux.  On aurait pu penser qu'elle imitait son père. Elle portait ses longs cheveux bruns tressés dans le dos, renforçant en elle une apparence volontairement sobre.
    — C'est ton chien, Mère.  Les dieux te l'ont offert pour te protéger.  Il sera près de toi chaque fois que tu en auras besoin.

    L'éclairage apparut brutalement dans le couloir.  Au même instant, mes filles disparurent sous mes yeux.  Je restai là, à genoux, essayant de ressentir la présence de mes fillettes encore un instant près de moi.  J'entendis les bottes de leur père se rapprocher.  Peu après, sa main vint presser tendrement mon épaule.  Avant qu'il n'eut le temps de me demander quoi que ce soit, je déclarai :
    — Je sais où est Tori.

    2 - Le meilleur ami de l'homme

    Il partit exaspéré vers la salle de révision des aviscoops à l'arrière du vaisseau après m'avoir ironiquement invitée à aller récupérer Tori-San dans l'étau du tranchoir de proue.  Mais je n'osais m'y rendre seule car je m'attendais à y faire une terrible découverte.

    En effet, si mes filles avaient dit vrai, un chien chargé de me protéger aurait poursuivi et affolé Tori au point de le pousser à vouloir s'enfuir.  Or, pourquoi un chien chargé de me protection s'acharnerait-il à effrayer et à retenir un vieil oiseau dans un espace aussi sinistre que le tranchoir de l'Atlantis si ce n'était pour y attirer notre attention? 

    J'étais certaine qu'un danger imminent nous y guettait, mais en convaincre Albator ne fut pas chose aisée.  Je n'avais aucun argument pour défendre mes craintes qui lui paraissaient aussi irrationnelles que mon attitude des dernières heures.  Et plus je m'efforçais de me faire entendre, plus il peinait à me prendre au sérieux. 

    Albator raisonnait; moi, je sentais!  Il m'aurait accompagné jusqu'à la proue pour me faire plaisir, s'il n'avait été pressé de retrouver Tori.  Deux cent mètres environ nous séparaient du tranchoir, mais comme il venait de le préciser, il n'avait pas de temps à perdre!  Toutefois, face à mon agitation qui commençait à frôler l'hystérie, il finit par s'arrêter de marcher, respira profondément avant de se retourner vers moi et de tenter de me calmer par des propos empreints de logique et de bon sens.
    — Meeme, calme-toi et réfléchis un instant!  L'étau du tranchoir de proue a précisément le même volume que le tranchoir qu'il renferme. Comment, selon toi, Tori pourrait s'y trouver ?  C'est tout simplement impossible, voyons!
    — Si le tranchoir ne s'y trouve plus, Tori a tout l'espace qu'il lui faut pour y voler! insistai-je.

    Il reprit son chemin en soupirant.  Je l'entendis espérer que je n'étais pas en train de perdre la raison.  Je le retins par le bras et le conjurai de me faire confiance.  Je vis qu'il s’impatientait.
    — Comprends-tu qu'il m'est difficile d'admettre qu'un sabre de trente-cinq mètres de long puisse disparaître à mon insu?
    — Je comprends, répondis-je timidement.  Mais...
    — J'ai beaucoup à faire, interrompit-il.  Cherche-le de ton côté! 
    Il serra ma main qui retenait toujours son bras jusqu'à ce qu'elle lâche prise et s'en alla.

    Je le revis un peu plus tard dans la salle de commande des robots de maintenance.  Bien qu'il m'ait entendu entrer, il feint de m'ignorer.  Je déposai Tori à ses pieds et me retirai dans ma chambre.

     


     

    "Je viens d'amputer l'Atlantis de sa proue!

    Notre tranchoir, qui était l'une de nos armes les plus redoutables, a été presque intégralement dévoré par un parasite extrêmement discret et résistant qui s'infiltre dans les métaux -  quelle que soit leur nature - et les dévore sournoisement de l'intérieur.  Une fois en terrain propice, ce champignon, communément appelé "la mérule de l'espace", se développe à une vitesse fulgurante et exponentielle.  Rien, à ma connaissance, ne peut arrêter sa croissance. 

    Ce parasite a été découvert sur la planète Calagan peu de temps avant sa destruction.  J'ignorais qu'il sévissait encore.  Je soupçonne qu'il ait été recréé synthétiquement par les éminences grises des Sylvidres.  Lasses de voir leurs vaisseaux éventrés par le sabre de l'Atlantis, elles ont dû isoler leur nouvelle arme microscopique à l'intérieur des flancs les plus vulnérables du vaisseau mère de l'armada royale.

    Sylvidra doit être en train de compter les heures qui séparent mon navire de sa perte définitive, mais elle ignore qu'il doit aujourd'hui son salut à la mystérieuse disparition d'un oiseau et à l'intuition phénoménale de la femme qui m'accompagne.  Tout à l'heure, Meeme prétendait entendre l'Atlantis gémir.

    Je comprends à présent qu'il gémissait, rongé en son extrémité par des ennemis tellement minuscules qu'il était bien incapable de se défendre contre eux.  Il aurait suffi de très peu de temps encore à cette vermine pour achever le sabre et se répandre au-delà de la proue.  Dès lors, il ne m'aurait plus été possible d'agir.

    Nous venons de reprendre notre cap vers l'îlot de l'ombre morte. Je suis tenté de faire venir l'îlot jusqu'à nous. En effet, je suis à bout de force et j'ai hâte de me reposer en lieu sûr, mais je crains par ailleurs que nous ne soyons repérés.

    Je ne ferai déplacer l'îlot qu'en tout dernier recours."
     

    (Extrait du journal de bord du capitaine)


     

    Albator était certain qu'un sabre de trente-cinq mètres de long ne pouvait disparaître à son insu.  Pour ma part, j'étais convaincue que Tori se trouvait dans l'étau, à la place du sabre.  Entre sa certitude et ma conviction, sa fatigue et mon agitation, la communication était devenue impossible. Il venait de me demander de le laisser.  Il n'était plus disposé à m'entendre.  Je sus qu'une fois de plus, c'était à moi d'agir.

    L'idée de me rendre dans la proue ne me rassurait pas, mais si je m'en référais aux dires de mes filles, le chien qui y séquestrait Tori me protégerait en cas de danger.  Je m'efforçai donc de me convaincre que je n'avais rien à craindre.  Je rassemblai ce qui me restait de courage et marchai sans plus perdre de temps vers la proue de l'Atlantis.

    A mesure que je m'approchai, mes fluides refroidissaient en moi, rendant mes pas de plus en plus lourds.  Je sortis un petit flacon de rhum de ma poche, l'absorbai d'un trait et repris mon long et étroit chemin vers la partie la moins hospitalière du vaisseau :  les cellules d'isolement qui séparaient la proue des salles de gestion de la gravité artificielle et du cycle circadien à bord.  Il y avait donc sur l'Atlantis ainsi que sur l'îlot de l'ombre morte des jours et des nuits réglés à l'heure de Tokyo, la ville où Tochiro vit le jour. L'intensité de la lumière variait également au gré des saisons, de sorte que l'équipage conserve quelques repères d'ordre spatio-temporels.  Albator avait compris le rôle capital que jouaient ces repères dans le maintien de l'équilibre nerveux de ses hommes et l'ingénieur japonais avait su soigner ce détail lors de la conception de son œuvre.

    Traverser le couloir des cellules d'isolement me rappela un souvenir bien douloureux. Celui du jour où j'avais trahi mon capitaine.  Nous avions capturé une Sylvidre qui avait pris à mes yeux l'apparence de ma meilleure amie.  Elle avait su me convaincre de l'aider à s'enfuir en me faisant douter de la bienveillance d'Albator à mon égard. Je faillis mourir de honte quand je m'aperçus que je m'étais fait berner.  Je mis longtemps à m'en remettre, mais Albator ne m'en porta pas rigueur.  Il ne m'en fit même pas le reproche.  Il savait mieux que moi combien ces femmes étaient expertes en matière de manipulation mentale.  Je m'en croyais à l'abri.  L'expérience me prouva le contraire. Cependant, le destin me permit, bien plus tard, de retrouver cette femme un jour où Albator avait consenti à me laisser fouler à nouveau le sol de ma planète. Ce jour-là encore, je faillis succomber au charme machiavélique de cette créature asservie à l'ambition de sa reine, mais qui sous-estimait cependant la puissance des émotions des gens de ma race.

    Les Sylvidres avaient ceci en commun avec bon nombre de Terriens : elles confondaient la bonté avec la faiblesse; la douceur avec la soumission.  Mais celle que j'avais jadis aidée à s'enfuir et qui venait de tenter de nous piéger, Albator et moi, se fit rappeler au prix de sa vie cette loi universelle et immuable qui veut que l'orgueilleux sentiment de puissance et de domination cause la perte des armées les plus redoutables. 

    Mon adversaire aurait facilement eu raison de moi au cours de notre duel. Je maniais piètrement les armes à l'époque.  Il lui avait suffi d'insulter la mémoire de mon peuple, de déclarer qu'il ne valait guère mieux que de servir d'engrais aux plantes de ma planète offertes à la gloire de Sylvidra, pour allumer mes éthers. Je brûlai cette femme instantanément!  Albator était toujours très impressionné de me voir dans pareil état. Un état que rien ni personne ne pouvait contrôler.  Pas même moi.

    2 - Le meilleur ami de l'hommeJ'avais laissé derrière moi la dernière cellule d'isolement et me retrouvai face à l'étau : un gigantesque mur d'acier qu'une  échelle permettait d'escalader afin d'accéder aux propulseurs du tranchoir. 

    Je pensai un instant qu'Albator devait avoir raison : le sabre était inaccessible par l'intérieur du vaisseau et la partie interne de l'étau était étanche.

    Derrière l'étau devait se trouver notre sabre.  Évidemment, il n'avait pas pu disparaître! 

    Mais d'où m'était venue cette idée ridicule?  Mes filles avaient dû m'induire en erreur. Et puis, étaient-elles bien mes filles?  Mon corps était programmé pour ne porter que trois enfants au plus. Et quand bien même la vie m'offrirait neuf enfants, pourquoi Albator et moi n'aurions-nous pas engendré au moins un fils? 
    Je fis demi-tour, honteuse d'avoir dérangé le capitaine avec mes lubies, lui qui avait déjà bien assez de préoccupations!

    Je m'en allai, désolée, décidée à me retirer dans ma chambre jusqu'à ce qu'il exprime le besoin d'être auprès de moi.  C'est à cet instant qu'un bruit étrange et inquiétant me fit sursauter.  J'appelai Tori-San au plus fort que me le permettaient les vibrations sonores de mon cerveau.  Mais à mon grand dépit, j'étais bien incapable d'élever la voix. J'entendis à nouveau ce même bruit à peine reconnaissable, mais qui venait indubitablement de l'étau.  J'accourus vers l'échelle et grimpai jusqu'aux propulseurs suspendus au sommet du mur.  Le bruit se fit plus précis : c'était bien Tori qui miaulait! 

    Miaulait, oui, vous m'avez bien lue. Albator disait quelquefois en plaisantant que Tori devait être le fruit des amours scandaleuses d'une oiselle d'on ne sait trop quelle race et d'un chat siamois. Qui eut entendu Tori sans le voir s'y serait mépris!
     

    Je l'entendais maintenant plus précisément et l'écho derrière ces gémissements confirmait que l'étau était bel et bien vide et dépossédé de sa lame. J'aperçu entre le sommet du mur et le propulseur, un espace étroit où il me fut toutefois possible d'enfiler mes deux bras. J'encourageai l'oiseau à venir vers moi; ce qu'il fit sans tarder.  Il tremblait et semblait terrorisé. Avait-il vraiment vu mon chien?

    Je n'avais pas la vertu de pouvoir communiquer avec les animaux.  Sur Jura, le règne animal se limitait aux insectes, dont une exceptionnelle variété de papillons. Je ne savais quelles circonstances exactes avaient amené Tori dans ce lieu, mais j'étais consciente que quelque chose d'anormal était en train de se produire.  Comme l'avait dit Albator un peu plus tôt : un sabre de trente-cinq mètres de long ne pouvait disparaître à son insu. Et pourtant, les faits démontraient le contraire.

    Au moment de quitter la proue pour aller rendre Tori à son maître, j'étais davantage préoccupée de savoir où était mon chien qu'où pouvait bien se trouver le sabre!  J'avais décidé de ne pas lui laisser le temps de me demander où j'avais trouvé l'oiseau.  Mon silence suffit à démontrer au capitaine que je n'avais pas eu tort.  Une lampe de poche confirma un peu plus tard à ce dernier qu'il avait également raison : le tranchoir de proue se trouvait toujours bien dans l'étau. Il avait juste considérablement diminué de volume. Très considérablement même, puisqu'il n'en restait presque plus rien.

    Quand j'eus regagné ma chambre, je repensai aux nombreux événements qui s'étaient succédés depuis notre départ de la Terre.  Je repensai à ce chien qui avait chassé Tori jusqu'au tranchoir dans le but d'y attirer notre attention et j'étais en train de me demander s'il n'était pas resté prisonnier dans l'étau quand j'entendis la voix d'Albator dans l'émetteur radio encastré dans l'une des cloisons de ma chambre. Il tenait juste à s'assurer que je m'y trouvais avant de déclarer : 
    — Je vais désintégrer la proue. Ne t'en approche sous aucun prétexte!

    Je sursautai d'effroi à l'idée que mon chien puisse disparaître de cette manière. Je craignais que les dieux qui me l'avaient offert ne s'en offensent et me le fassent regretter plus tard.  Je courus jusqu'à la proue.  J'ignorais combien de temps il me restait pour m'assurer que le chien ne s'y trouvait pas.  Je savais par contre que je devais absolument éviter qu'Albator m'y surprenne.  Tout d'abord parce qu'il n'acceptait pas que ses rares instructions soient contestées à bord, mais surtout parce qu'il n'était pas prêt à accueillir mes explications quant à la présence de ce chien parmi nous.  Je courais toujours quand un terrible grondement surgit du silence.  L'Atlantis trembla sous mes pieds au point de me faire perdre l'équilibre : Albator venait d'activer les rétroréacteurs.

    Le temps pour moi d'accéder aux cellules d'isolement, je fus projetée en arrière suivant le mouvement du vaisseau qui reculait à vitesse maximale. 
    Je me relevai malgré tout, déterminée à chasser mon chien de la proue s'il s'y trouvait. J'avais l'intime conviction que j'allais bientôt me retrouver face à lui.  Cela ne tarda pas. J'allais traverser la passerelle d'accès à la proue quand une imposante masse noire et velue se précipita droit dans ma direction, grognant, gueule béante, les crocs prêts à l'usage.  Je m'allumai de terreur et m'apprêtai à incendier mon chien malgré moi quand ce dernier se jeta de tout son poids sur ma poitrine.  Une fois de plus, je perdis l'équilibre et m'écroulai au sol à l'instant où, juste devant moi, le sas de séparation de la proue et du couloir tomba, telle une guillotine. 

    J'eusse avancé d'un mètre de plus qu'il m'eut été impossible de revenir sur mes pas.  Je me retournai pour chercher mon effrayant sauveur des yeux, mais déjà il avait disparu. 

    Pour la seconde fois ce jour-là, ma température s'éleva au maximum.
    La densité trop faible de mes éthers ne me permettait plus de me porter.  Je me souviens d'avoir rampé quelque temps sur le ventre.
    Je me souviens encore du fracas indescriptible du métal en proie au déchirement et de m'être réveillée, bien plus tard, dans le lit du capitaine. 

    La proue n'était plus!
    Je n'avais pas encore compris pourquoi, mais Albator était là.  L'Atlantis avait repris sa route. Tori reposait sur le siège de son maître, attaché à une longue corde.  Tout semblait normal.  Étendu à côté de moi, mon amour rédigeait son journal.  Je feignais de dormir, afin de ne pas l'interrompre et d'éviter de devoir justifier pourquoi je lui avais désobéi.  Je profitai de ces quelques minutes de paix, priant pour qu'elles se prolongent le plus longtemps possible.  Ma température était devenue régulière, mais je me sentais encore nerveuse.  Comme si quelque chose d'imminent allait encore me bouleverser.

    2 - Le meilleur ami de l'hommeElle apparut, en effet.  Discrète comme une ombre.  Elle nous observait, silencieuse, debout devant le lit.  Ce n'était pas la première fois qu'elle se manifestait à bord de l'Atlantis.  Cette fois, elle avait choisi d'apparaître nue et en cheveux.  Le port toujours aussi royal, elle exposait cependant la blessure qu'Albator lui avait infligée à la poitrine durant leur duel, quelques jours auparavant.


    Ce dernier n'avait pas bougé la tête, mais il venait de s'apercevoir de sa présence.  Je l'entendis déclarer d'un ton ironique :
    — Majesté!  N'avez-vous donc plus rien à vous mettre?
    Imperturbable, il poursuivait la rédaction de son journal.  L'ombre disparut comme elle était venue, laissant place à la voix de notre intrigante visiteuse qui répondit :
    — Moque-toi donc de moi, si cela te soulage.  J'aurai finalement réussi à émasculer l'Atlantis.
    Il rit. 
    — L'Atlantis a éventré tes principaux navires. Je ne t'en porte pas rancune.  C'est de bonne guerre.
    — Mais notre guerre est terminée, n'est-ce pas?
    — Si tel est le cas, que veux-tu donc, à présent?

    Je m'écriai en même temps qu'elle :
    — TOI !

    Il se retourna vers moi, me sourit et me caressa tendrement la joue en me demandant comment je me sentais.  J'avais repris mes esprits, mais je ressentais un immense malaise.  Jamais, en effet, je ne m'étais sentie à ce point menacée par cette femme que je percevais plus redoutable aujourd'hui qu'autrefois.  Le vaisseau mère des Sylvidres était pourtant loin et sérieusement endommagé, lui aussi.  Sylvidra venait de perdre la guerre et la quasi-intégralité de son armada.  Je savais n'avoir rien à craindre de ses apparitions holographiques, mais son ombre était-elle aussi inoffensive? 

    Son encéphalométreur lui avait sans aucun doute possible renseigné combien nous étions à bord.  Elle n'avait pu ignorer ma présence quand elle avait décidé de lui apparaître telle que je l'avais déjà surprise dans ses pensées depuis leur duel:  le regard bouleversant, telle une gazelle qui implore la mort de la libérer des griffes du lion.  Son regard était d'autant plus troublant qu'il était authentique et contrastait avec les images mentales qu'elle savait imposer à ses adversaires.  Avait-elle vraiment saigné quand Albator l'avait blessée?  Nous ne pouvions en être sûrs, mais le regard qu'elle eut au moment de sa défaite ne prétendait rien et avait troublé le capitaine. 

    Quelque chose dans sa voix me préoccupait également.  Son timbre, subtilement sensuel et déterminé, n'avait plus rien du ton arrogant qu'elle utilisait à l'époque pourtant non lointaine où elle lui vouait une haine implacable.  Je n'aurais pas juré y avoir perçu de l'amour, mais l'aplomb avec lequel elle venait de déclarer à Albator qu'il était dorénavant l'objet de sa convoitise faisait froid dans le dos. 
    — Qu'est-ce qui t'inquiète?  demanda mon amour qui venait de se lever pour nous servir un verre de vin. 
    — Elle, évidement !  Tu l'as entendue.  C'est toi qu'elle veut maintenant.
    — Eh bien?  Si elle me veut, qu'elle vienne me chercher !  Ce n'est pas maintenant que je vais la craindre.

    Il s'assit près de moi sur le bord du lit et me tendit mon verre.
    — N'as-tu donc pas compris qu'elle te désire ?
    — Pourquoi me désirerait-elle ?  Je ne suis qu'un vulgaire petit Terrien à l'intelligence encore si primitive...
    — ... qui l'a pourtant vaincue et qui lui a épargné la vie !
    — Quand bien même cela m'aurait rendu désirable à ses yeux, il ne lui resterait plus qu'à s'en faire une raison.
    — Ou il ne lui resterait plus qu'à te séduire...
    Il posa son verre à ses pieds et, retroussant ma robe jusqu'à ma poitrine, il déclara :
    — Si c'est ce qu'elle vient de tenter de faire, elle s'y prend bien mal.

    Elle s'y prenait bien mal...
    Je me demandais ce qu'il fallait à une femme pour séduire l'homme qui était maintenant en train de couvrir mon ventre de baisers.  Je ne me souvenais pas d'avoir tenté de faire ou de dire quoi que ce soit pour lui plaire. 

    Certes, je lui devais d'être en vie et il était entré dans mon cœur le jour même de notre rencontre, mais pas un instant je n'avais envisagé de m'accoupler avec lui.  Une répulsion naturelle me rendait impossible tout rapprochement physique avec les terriens, ces êtres de chair et de sang qui se nourrissaient d'autres espèces vivantes et qui exploitaient sans vergogne ni compensation les ressources naturelles des autres planètes. Ils étaient les ennemis de Jura au même titre que les Sylvidres.  Ils étaient seulement technologiquement nettement moins évolués et, pour leur plus grand malheur, davantage soumis à leur ego.  J'avais tout de suite saisi qu'Albator était différent.  Il avait gagné mon estime, mon plus grand respect et mon éternelle dévotion, mais faire l'amour avec lui relevait pour moi du sacrilège, du tabou intransgressible! 

    Il fallait bien du courage à un fils de la Terre pour espérer obtenir de moi ces faveurs-là. Heureusement, du courage, Albator n'en manquait pas.
    Dans l'immédiat, il manquait juste d'énergie.  Le sommeil commençait à s'emparer de lui, lui offrant mon ventre en guise d'oreiller et cette question pour berceuse : "Venait-il d'embrasser le prochain passager de l'Atlantis?"  
    Moins de deux minutes plus tard, il rêvait déjà à tout autre chose : sa prochaine proue occupait ses songes.  Je le laissai aux bons soins de son inconscient, pris congé de lui et me rendis sur le pont de navigation.

    2 - Le meilleur ami de l'homme

    Elle était là!  Petit point rouge sur notre écran radar, gigantesque masse multicolore sur notre agrandisseur d'image.  Nous la tenions sous surveillance.  Elle était loin, en effet, mais elle était partout : dans la chambre du capitaine, sur les lignes de mire du pont de navigation et à nouveau au centre de mes inquiétudes :  Sylvidra!

    Qu'avait-elle derrière la tête, à présent?  Savait-elle qui était vraiment Albator pour espérer le conquérir?  Certes, elle devait avoir déjà trouvé le moyen d'établir l'inventaire de ses neurones, de connaître son biorythme dans les moindres détails, la densité exacte de ses corps énergétiques ainsi que l'emplacement de leurs centres de gravité.  Peut-être connaissait-elle précisément le nombre de ses pulsations cardiaques à la minute, mais les aspirations profondes qui stimulaient ce cœur-là à battre, elle ne pouvait en avoir la moindre idée.  En revanche, si elle savait la place que j'y occupais et la patience dont il avait dû user pour faire de moi sa compagne à part entière, je soupçonnais qu'elle me réserve un sort bien funeste.

    Je commençais à comprendre pourquoi les dieux m'avaient attribué un protecteur supplémentaire.  Albator n'allait-il donc plus me suffire? 
    Une pensée me réconfortait toutefois : si je devais donner le jour à nos neuf filles, cela signifiait que lui et moi allions jouir d'un crédit de vie d'au moins dix ans.  Cette pensée s'ancra en moi comme une certitude, un programme de vie irréversible qui s'imposerait à mon esprit, quoi qu'il advienne, et m'empêcherait de me rendre au désespoir.  La vision de mes joyeuses fillettes m'avait nourrie d'une force supérieure à celle que j'étais consciente de posséder. 

    Mais dans l'immédiat je sentais le besoin d'une source supplémentaire de réconfort. J'aurais voulu revoir mon chien et le caresser.  Le remercier de m'avoir sauvée.  Sentir sa chaleur.  Voir plus précisément et sans crainte à quoi ressemblait un chien offert par les dieux.  Après tout, un chien n'est-il pas toujours un cadeau divin?  On m'avait rapporté tant d'histoires fabuleuses sur le dévouement du chien envers les hommes que je m'en posais la question.  Mon chien à moi était peut-être né et avait peut-être grandi sur la Terre.  Il était possible qu'il se soit introduit à bord juste avant notre départ. 

    Albator aimait les animaux, mais il ne souhaitait pas leur présence à bord de l'Atlantis. A juste titre,  je le conçois.  Tori-San et le chat du docteur Zéro, pour ne citer qu’eux, avaient causé de nombreux dégâts, de sérieux incidents et bien des préoccupations! 

    Je me demandais s'il allait falloir que je nourrisse mon nouveau protecteur.  Etait-il toujours à bord où n'était-il qu'un chien fantôme qui ne se ferait voir qu'en temps utile? Je devais en avoir le cœur net.  Aussi, je commandai à l'ordinateur de gestion des robots de maintenance de me signaler la présence de toute trace de déjection canine depuis notre départ de la Terre. Il ne me restait plus qu'à attendre la réponse patiemment.  J'avais tout le temps d'attendre et ce temps passerait plus vite si je pensais à autre chose. 

    Mais penser à quoi?  Le vaisseau mère de Sylvidra continuait de me narguer sur l'écran de surveillance.  Je ne parvenais plus à ne plus penser à elle.  Outre la menace qu'elle faisait planer maintenant sur mon couple, elle ranimait en moi le souvenir de l'anéantissement de mon peuple.  Mais dans le malheur qu'elle m'avait infligé, je lui devais d'avoir rencontré l'homme qu'elle convoitait désormais.

    Les jours qui avaient précédés ma rencontre avec lui avaient été une lutte acharnée pour ma survie.  Mon corps et mon esprit étaient en état d'alerte constant, prêts à incendier la première plante menaçante qui pouvait surgir n'importe quand sous mes pieds, tomber d'un mur, d'un arbre ou de n'importe où.
    Cet état m'obligeait à absorber tellement d'alcool que j'étais contrainte de piller les résidences des victimes. 
    Leurs cadavres, ou ce qui en restait, jonchaient mon parcours.  La plupart de ceux qui avaient survécu aux bombardements s'étaient fait surprendre dans leur sommeil.  Leurs fluides dispersés dégageaient une odeur âcre et indescriptible, mais leurs actions sur ces plantes semblaient hautement fertilisantes. 

    J'avais peur des plantes, je craignais de m'endormir et je désespérais de revoir un jour quelqu'un de ma planète en vie.  Je sentais mes forces m'abandonner.  J'avais besoin d'autant de sommeil que d'alcool quand j'aperçus l'ombre de l'Atlantis me survoler. 

    L'Atlantis ne ressemblait guère aux vaisseaux étrangers que nous connaissions et je me demandais d'où pouvaient bien venir ces visiteurs.  Etaient-ils amis ou ennemis?  Que venaient-ils faire sur ma planète?  Je l'ignorais.  Toutefois, j'avais la certitude que sur ce titanesque vaisseau, je pourrais me reposer sans crainte d'être dévorée par un monstre végétal.  Mais ces visiteurs connaissaient-ils le risque qu'ils encouraient en s'aventurant dans ma région? 

    Je ne quittais pas des yeux ce colosse de métal dans le ciel.  Ses canons ne trompaient pas.  Il s'agissait d'un navire de guerre.  Qui étaient-ils venus combattre?  Leur drapeau avait quelque chose d'inquiétant et je risquais fort de devenir leur prisonnière, mais je choisis cette alternative à la mort certaine qui m'attendait si je ne trouvais pas, au plus vite, un endroit où me reposer.

    L'oiseau de guerre de métal géant bleu anthracite s'était figé dans le ciel.  J'aperçus quelques oiseaux de métal blancs et rouges, plus petits, sortir de son ventre.  Le plus proche d'entre eux vint se poser à environ une demi-heure de marche.  Ce fut sans doute l'une des  demi-heures les plus interminables de ma longue existence.  Sur mon chemin, des lierres tombaient ou venaient se dresser devant moi, s'enroulant autour de mes membres.  Je ne cessais de les tailler à l'aide de ma dague, me coupant moi-même au passage. Mes vêtements n’étaient plus que lambeaux, mes pieds ne me portaient plus.  J'allais m'écrouler pour de bon et je n'allais plus être en mesure de me relever.  C'est alors que je vis l'oiseau de métal blanc et rouge au milieu d'une clairière. 

    Non loin de là, contre un arbre, reposait tranquillement ce Terrien au visage mystérieux. Un bandeau noir sur son visage cachait l'absence de son œil droit tandis qu'une impressionnante cicatrice soulignait son œil gauche.  Une aura de mélancolie émanait de son corps.  Il semblait très différent des Terriens dont on m’avait parlé.  Sans pouvoir me l'expliquer, je ne ressentais aucune méfiance à son égard.  Je me souviens de l'expression de sa surprise quand j'apparus devant lui.  Il me scruta une demi-minute en silence.  Une demi-minute à l'issue de laquelle je l'entendis penser : "Dieu qu'elle est belle!"

    Il me sourit.  Je n'avais plus assez d'énergie pour jaunir, mais l'espoir renaquit en moi. C'était la première fois qu'un homme d’une autre planète me trouvait belle et me souriait.
    Je trouvai la force de m'adresser à lui :
    — Vas t'en, étranger!  Vas t'en vite!  Tu es en danger ici!
    — Tu sembles bien plus en danger que moi, constata-t-il préoccupé.  Qu'est-ce qui est arrivé à ta planète?
    Je tombai genoux à terre.  L'énergie manquait à mon cerveau pour émettre des réponses. Il s'approcha de moi et me versa le contenu de sa gourde d'eau sur le visage.
    — Tu as besoin d'alcool, n'est-ce pas?
    J'acquiesçai de la tête.
    — Je n'en ai pas avec moi.  Veux-tu m'accompagner?
    Je remerciai le ciel d'avoir placé sur mon chemin un Terrien aussi bienveillant, mais je craignais que ses compagnons ne lui ressemblent pas. 
    Je caressai ses cheveux et dégageai son œil de ses longues mèches afin de mieux observer son âme.  Mon geste le surprit et l'émeut. 
    — Je n'ai plus dormi depuis plusieurs jours, lui dis-je.  Si je ne me repose pas, je vais mourir.  Tu n'es pas un Terrien comme les autres.  Tu es bon et courageux.  Je le sens. Accepterais-tu de me cacher à l'insu des tiens
    ?

    — Je suis le capitaine de ce navire, déclara-t-il.  Tu n'as rien à craindre ni de moi ni de mes hommes. Viens!

    Il me prit par la main et m'entraîna à bord de l'oiseau rouge et blanc.  Nous allions nous envoler quand une voix surgit du tableau de bord: 
    — Capitaine!  Il se passe des choses très étranges!  Les végétaux semblent avoir subi de sérieuses mutations.  Je viens de me faire mordre par une plante.
    — Moi aussi, capitaine! criait une autre voix.  Elles poussent à une vitesse vertigineuse et s'introduisent dans mon aviscoop!

    Je m'étonnai qu'ils ne s'en soient aperçus plus tôt et que mon sauveur ait pu jouir d'au moins une demi-heure de paix dans cette clairière. 
    — Capitaine! surenchérit une autre voix.  On dirait que les végétaux se sont transformés en serpents.

    J'aurais voulu intervenir, mais le sommeil avait déjà commencé à me gagner et je me rendais doucement à lui. 
    J'eus néanmoins l'occasion d'apprendre le nom du capitaine avant de perdre conscience. Il venait de s'adresser à ses hommes d'un ton ferme: 
    - Ici Albator!  Que tous les aviscoops regagnent l'Atlantis immédiatement!

    Albator! Il s'appelait Albator...  Je me trouvais dans un aviscoop et je me rendais avec lui à bord de l'Atlantis!

    Je rouvris les yeux trois jours plus tard.  J'étais allongée dans un des lits de l'infirmerie. Un fin tube relié à un récipient au-dessus de moi perçait ma main et assurait mon besoin en alcool depuis mon arrivée.  A peine avais-je repris mes esprits que je repensai à ce Terrien et me demandai où il pouvait bien se trouver.  Je le cherchai des yeux et m'aperçus qu'un homme de petite taille en tablier blanc m'observait en souriant.  Il me parut aussi bienveillant que son capitaine. 
    — Bonjour, jeune fille!  Et bienvenue à bord de l'Atlantis ! s'écria-t-il.  Je suis le docteur Zero.  Puis-je me permettre de vous demander comment vous vous appelez?

    Je me présentai timidement.  Il me répondit que j'avais un bien joli nom.  Il sourit avec une bonté sincère, mais je jaunis d'effroi lorsque je l'entendis penser : "La pauvre enfant! Si elle savait!"
    — Si je savais quoi?  demandai-je gravement en me redressant sur mon lit.
    — Où avais-je la tête?!  répondit-il embarrassé.  J'oubliais que les gens de ta planète lisent dans les pensées.
     

    Il rit pour se donner une chance de n'avoir pas à me répondre et s'éclipsa en me disant qu'il allait avertir le capitaine de mon réveil.

    Je me souviens du malaise que j'avais éprouvé avant l'entrée d'Albator dans l'infirmerie. J'avais le pressentiment qu'il allait m'annoncer quelque chose de terrible et mes pressentiments ne me trompaient jamais.  Il apparut dans la pièce, beaucoup plus ténébreux que lors de notre première rencontre.  Une longue cape noire couvrait maintenant ses épaules.  Elle semblait le protéger des émotions fortes et faire office de carapace supplémentaire sur un cœur et un corps pourtant déjà bien blindé. 

    Il semblait plus froid et réservé que l'image que j'avais conservée de lui.  Je perçus pourtant qu'il n'en était rien; son cœur pleurait de désolation.   Mes craintes se confirmaient.  Il venait m'annoncer une bien triste nouvelle.  Il s'enquit de savoir comment je me sentais.  Je lui dis que j'allais beaucoup mieux, le remerciai pour son hospitalité et lui demandai d'avoir la gentillesse de m'accompagner jusqu'à la demeure de mes parents qui se situait à trois semaines de marche de l'endroit où nous nous étions rencontrés. 
    Il me demanda quand j'avais vu les miens pour la dernière fois. 
    — Quelques jours avant le bombardement, fis-je en hésitant.  J'avais perdu la notion du temps.
    — Et quand les plantes ont-elles commencé à muter?
    — Le lendemain pour certaines espèces. Trois jours plus tard pour la plupart d'entre elles.  Une semaine plus tard, toutes avaient envahi nos jardins, nos routes, nos véhicules et nos habitations.

    Il me demanda si je savais qui avait commandité ces bombardements, mais de cela je n'avais pas la moindre idée. 
    Je lui expliquai que j'avais marché longtemps avant de le rencontrer et que toute la région semblait avoir été touchée par ce drame.  J'expliquai également que je soupçonnais l'étendue de la zone sinistrée très large, mais que je ne pouvais en connaître l'ampleur, vu que tous les moyens de communications avaient été détruits pendant les bombardements.  J'espérais seulement que la région de mes parents avait été épargnée et que je les reverrais bientôt sains et saufs. 

    L'oeil d'Albator brillait.  Je sentais qu'il cherchait les mots justes pour exprimer l'inexprimable. 
    — Meeme, dit-il.  Tu es parmi nous depuis trois jours terrestres.  Depuis lors, nous avons exploré Jura de parallèles en méridiens.  L'expansion de ces plantes mutantes a gagné toute la planète.  Il semblerait que les gouvernements de ton peuple se soient livrés à une guerre globale.  La concentration de radioactivité dans l'atmosphère est extrêmement élevée et excite la croissance de ces végétaux.  Toutes vos rivières se sont asséchées et depuis trois jours que nous cherchons, mes hommes et moi, nous n'avons trouvé aucun survivant.

    Je reçus la nouvelle comme si elle était déjà connue de moi, mais je ne comprenais pas comment nous en étions arrivés là.  Mon peuple avait été réputé pour sa sagesse et cité en exemple par bien des civilisations dans l'univers.  Même si les choses avaient bien changé depuis quelques décennies et qu’au grand désespoir des plus éclairés d’entre nous, beaucoup avaient sombré dans la bétise, j'ignorais et ne pouvais m'expliquer que leurs cerveaux aient pu concevoir pareilles armes!

    Une crise morale profonde s'était installée sur Jura et cela me désolait tant que je m'étais même, un jour, surprise à souhaiter sa destruction. Je m'en sentis soudainement atrocement coupable.  J'ignorais encore à l'époque que les Sylvidres avaient elles-mêmes programmé ces conflits et armé les divers gouvernements de ma planète qu'elles avaient asservis et montés les uns contre les autres.

    Je ne parvenais pas à manifester d'émotions.  Je ne comprenais pas ce que je ressentais. Si ces plantes avaient muté sur l'ensemble du globe, où allais-je vivre?   N'y avait-il vraiment pas d'autres survivants?  Et si réellement j'avais été la dernière, était-ce vraiment une chance?  N'aurait-il pas mieux valu que je meure, moi aussi? 

    Maïno, l'homme que je devais épouser, avait été dévoré sous mes yeux et j'allais devoir vivre avec ce terrible souvenir jusqu'à la fin de mes jours.  Je me souviens qu'à cet instant précis, dans l'infirmerie de l'Atlantis, assise sur mon lit, le désespoir m'avait envahie au point qu'il ne me restait plus qu'une envie:  retrouver la maison de mes parents où j'étais née afin d'y rendre l'âme.  J'implorai Albator de m'y emmener sur-le-champ. 

    Il m'adressa un petit sourire triste.  Je craignais qu'il n'essaie de me raisonner.  Je n'étais pas en état de l'entendre.  Je sais que s'il m'avait refusé cette faveur, je me serais sans doute enfuie.  Il l'avait très bien compris.  Sa décision fut directe et sans appel, mais il sut me démontrer combien il comprenait et respectait ma souffrance tout en me protégeant de moi-même et de l'état de choc dans lequel je me trouvais. 
    A ma grande surprise, il déclara: 
    — Je préférerais te tuer de mes mains plutôt que de te livrer en pâture à ces monstres, mais tu es libre de mourir comme bon te semble.  Je te ramènerai chez toi si c'est ce que tu souhaites vraiment.  Mais auparavant, je veux que tu te donnes vingt-quatre heures pour réfléchir.  A demain!

    Il quitta l'infirmerie avant que je n'aie eu le temps de réagir. 
    Il venait de me sauver la vie pour la seconde fois. Après avoir eu besoin de tant de sommeil, j'avais maintenant besoin de pleurer sans retenue, à l'abri des regards. Cela aussi, Albator avait dû le comprendre, car il avait ordonné qu'on me laisse seule.

    Vingt-quatre heures plus tard, je le rejoignis dans sa chambre.  Il m'invita à m'asseoir face à lui et nous servit un verre de vin.  Nous bûmes en silence tandis que j'observais la pièce avec grand intérêt.  Dans son ensemble, l'Atlantis était un monument de technologie d'une beauté remarquable et d'un aérodynamisme peu commun pour un navire de cette taille.  C'était, de loin, le plus beau vaisseau qu'il m'avait été donné de voir, mais la froideur du métal était insupportable à l'enfant de Jura que j'étais et qui avait grandi au milieu des champs de fleurs.

    La chambre d'Albator, en revanche, n'avait rien en commun avec le reste du vaisseau. Elle semblait appartenir à un tout autre univers.
    Elle ne m'évoquait rien de connu précédemment, mais le mobilier en vieux bois semblait chargé d'histoire et diffusait dans cette pièce immense une chaleur rassurante.
    Situé à l'arrière du vaisseau, son appartement entier n'était rien de moins qu'une gigantesque vitrine sur l'univers.  Mais à l'instant où je le découvris pour la première fois, seule une vue panoramique sur les ruines de Jura s'offrit à mes yeux.  L'Atlantis les survolait à quelques centaines de mètres d'altitude et, déjà, l'absence apparente de rivières me fut insupportable. 

    Il n'y avait sur ma planète ni mer ni océan, mais l'eau n'avait jamais manqué.  Des rivières irriguaient Jura sans omettre de desservir le moindre hectare.  Du moins jusqu'alors.  Nous n'avions jamais connu la sécheresse, mais la croissance exceptionnelle de ces monstres de chlorophylle avait épuisé les réserves d'eau et les nappes phréatiques. 
    Je contemplais les dégâts sans dire un mot quand Albator interrompit le silence. 
    — Alors, tu es décidée à rentrer chez toi?
    — Oui.
    — De nombreuses planètes dans l'univers possèdent un environnement proche de celui de Jura.  Avec le temps, tu finirais peut-être par trouver ta place sur l'une d'elles.

    Il écouta mon silence à nouveau avant de reprendre :
    — Il t'a fallu beaucoup de courage et d'instinct pour avoir survécu.  Tu es vraiment certaine de vouloir renoncer maintenant ?  Rien ne presse.  Tu as tout le temps d'y penser.  D’autres perspectives de bonheur existent peut-être pour toi ailleurs...

    Je lui demandai quand il comptait quitter l'atmosphère de Jura.
    — Aussitôt que possible, avait-il répondu.  Mais rien ne t'empêche de rester avec nous si tu le souhaites.

    "Si d'autres perspectives de bonheur existaient pour moi ailleurs...", pensais-je. 
    D'autres perspectives de bonheur... Je n'imaginais pas que cela fut possible.  Toutefois, il était parvenu à me faire douter.  Il profita de la confusion qu'il venait de semer dans mon esprit pour me presser à répondre. 
    — Eh bien ? 
    Je répondis que je ne voulais pas quitter Jura avant de m'être assurée que les miens n'étaient plus; que je ne pourrais vivre avec le doute de les avoir peut-être abandonnés à leur sort. 
    Il me sourit, satisfait, et nous resservit à chacun un autre verre de vin.
    L'Atlantis mit peu de temps à rejoindre l'endroit où son capitaine et moi nous étions rencontrés.  De là, nous regagnâmes la région de mes ancêtres, le village où j'avais grandi, la maison ou j'avais vu le jour vingt-sept années terrestres plus tôt.  Cette dernière avait brûlé, sans doute incendiée par la peur des miens qui avaient dû se défendre en consumant tous leurs éthers.  De ma maison comme du reste de ma planète, il ne restait plus que des ruines. 

    Je pénétrai péniblement à l'intérieur des murs calcinés.  Mes fluides, gelés par l'effroi, m'avaient alourdie.  Je me frottai nerveusement les bras pour les réchauffer quand Albator vint poser sa cape sur mes épaules.  Je lui demandai de me laisser seule un instant.  Il alla inspecter les pièces voisines tandis que je m'agenouillai là au milieu de ce qui avait été autrefois notre foyer de méditation, drapée de noir de la tête aux pieds, à sonder désespérément la moindre trace de la présence animique de l'un des miens.  Mais il devait y avoir au moins une semaine que la vie n'avait plus foulé le sol de cette maison et la "Mort", s'ennuyant seule, je n'y trouvai donc plus personne. 

    Je projetai dans l'espace l'image des lieux tels qu'ils étaient la dernière fois que je les avais vus.  Ma jeune sœur Neia, assise en tailleur devant moi, projetait sur elle-même une pluie de lumière dorée.  Je n'avais pas voulu la déranger avant de m'en aller, mais je me rappelais l'avoir regardée différemment des autres fois comme si, peut-être, je n'allais plus la revoir.  Je l'avais trouvée tellement belle que je m'en étais émerveillée. Contrairement à ce qu'elle fit ce jour-là, sa projection secoua tout à coup sa crinière blonde avant de perdre son regard dans le mien. 
    — Nous sommes tous heureux que tu t'en sois sortie, dit-elle.  Mais ne reste pas là !  Ta vie est ailleurs désormais.  Va Meeme !  Nous prierons les dieux pour qu'ils te protègent aussi longtemps que tu vivras.

    J'aurais voulu me redresser et m'approcher d'elle, mais mes fluides étaient alourdis de chagrin.  Albator me sortit de ma léthargie en tirant des coups de feu au-dessus de ma tête.  Ma sœur disparut tandis qu'une menaçante liane tomba sous mes yeux.  Le capitaine l'avait remarquée qui perçait sournoisement le plafond.  Sans doute attirée par mon odeur, elle descendait lentement vers mes épaules.

    — Ne restons pas là ! cria Albator en me tirant par le bras et en m'entraînant vers la sortie de la maison. 

    Mais la liane n'en finissait plus de tomber au centre de la pièce tandis qu'un buisson gigantesque surgit du sol juste devant nous. 
    Je m'allumai de peur et incendiai l'arbuste dont les branches commençaient déjà à m'étreindre.  Albator quant à lui, tirait au plafond en direction de la liane serpentesque qui tombait toujours de mon ancienne chambre à l'étage supérieur.  Chambre dont le sol finit par céder sous le poids du monstre végétal qu'elle hébergeait et les coups de feu insistants qu'elle recevait du capitaine.

    Ce serpent de fibres vertes devait mesurer plus de cent mètres et peser près d'une tonne. Il était l'excroissance de la cime de l'arbre à l'arrière de ma demeure.  Arbre sur la première branche duquel pendait encore la balançoire de mon enfance. 
    Le serpent de chlorophylle s'écroula sur le sol dans un bruit sourd avant d'être réduit en cendres par une de ces petites, mais efficaces grenades qu'Albator portait dans la doublure de sa ceinture. 

    J'avais, moi aussi, réduit mon ennemi en cendres à l'aide de la grenade de mon instinct de survie.  Sidéré, Albator m'avait vue m’allumer de la tête aux pieds.  Bouche bée et immobile, il m'observait reprendre mon souffle.  Il me tendit la main pour m'aider à me relever.  Je levai la tête dans sa direction quand j'eus l'étrange sensation qu'une autre fraction du plafond allait s'écrouler sur lui, à l'instant !  J'attrapai sa main et de toutes mes forces l'attirai vers moi.  Il perdit l'équilibre et tomba à mes côtés au moment où ma prévision s'exécutait.  A l'étage, la surface de ma chambre venait à nouveau d'être réduite d'un mètre carré.  Un mètre carré où, pour ma plus grande consolation, se trouvait la seule de mes amies que ni le feu ni les plantes n'étaient parvenus à exterminer : ma harpe !   Elle tomba à nos pieds dans un grand fracas, comme un cadeau rendu du ciel.  L'unique bien que j'emportai avec moi et qui ne me quitta plus jamais... 

     

    2 - Le meilleur ami de l'homme


    J'avais passé mes premières semaines à bord de l'Atlantis, enfermée dans ma chambre. J'avais besoin de repos, de solitude et de recueillement pour faire le deuil des miens, de ma planète et de la perte tragique de l'homme que j'aimais.  Je m'étais juré que personne ne prendrait jamais sa place dans mon cœur.  On ne songe pas dans ces moments-là que la vie a ses droits sur la mort et que l'amour a aussi son mot à dire. 

    Albator comprenait ma souffrance.  Quelques années auparavant, la fatalité l'avait également séparé de ses amis les plus chers et de la femme à qui il avait offert son cœur. Il comprenait mon repli sur moi, mais il ne tarda pas à me forcer à sortir de ma torpeur.

    Chaque jour, le docteur Zéro venait m'apporter quelques bouteilles de spiritueux et profitait de l'occasion pour tenter de s'entretenir avec moi, mais j'étais incapable de communiquer avec qui que ce soit.  Tout au plus laissais-je ma harpe s'exprimer à ma place.  Le brave homme s'en allait résigné, après m'avoir parlé, parfois près d'une demi-heure, de tout et de rien: des membres de l'équipage; des exploits de l'Atlantis; du regretté Tochiro et d'Emmeralda (la femme de sa vie qui l'avait rejoint dans la mort), de leur petite fille Stellie qui grandissait sur Terre au sein d'un orphelinat et du profond attachement que lui vouait Albator.  J'appris les risques que mon sauveur prenait pour rencontrer l'enfant, défiant le gouvernement de la Terre qui avait mis sa tête à prix. J'écoutais, silencieuse, cet homme en blouse blanche qui allait devenir pour longtemps mon meilleur ami. 

    Quelquefois, pendant ces semaines de mutisme, il m'était arrivé de sentir la présence d'Albator derrière ma porte quand je jouais de mon instrument.  Je savais qu'il hésitait à frapper, mais malgré l'admiration que son courage forçait en moi, je souhaitais qu'il s'en aille et me laisse seule.  Puis, tandis qu'il renonçait à frapper et tournait les talons, je m'en voulais de me fermer autant à cet homme à qui je devais d'exister encore. 

    Un jour pourtant, le docteur m'avisa que le capitaine avait demandé que je joue de la harpe pour lui dans sa chambre après son repas. 

    — J'irai, avais-je répondu au docteur Zéro qui fut heureux de m'entendre m'exprimer à nouveau.  Mais vous savez, docteur, je crains d'être une bien triste compagnie.  Comme vous l'avez constaté, je ne suis pas d'humeur bien bavarde.

    — Rassurez-vous, mon enfant, avait-il répondu de sa voix empreinte de bonté. Albator ne parle pas beaucoup plus que vous.

    Je le rejoignis donc le soir venu dans sa chambre.  Il m'accueillit un peu froidement.  La journée avait été rude.  Trois de ses hommes avaient étés blessés lors de l'assaut d'un spatio-cargyre, vaisseau cargo qui approvisionnait la Terre en matières premières extirpées aux planètes colonisées par le gouvernement terrestre.  C'était ainsi que l'Atlantis s'approvisionnait en vivres, mais l'équipage avait pour ferme instruction de veiller à ne pas attenter à la vie de l'un des Terriens à la solde du gouvernement.  
    - "Nous sommes des pirates, pas des criminels",  rappelait Albator aux plus nerveux de ses hommes.  Néanmoins, l'assaut du jour avait failli tourner au drame et le capitaine était un peu tendu.

    Il m'invita à m'asseoir où je le souhaitais et à jouer sans me préoccuper de lui.  Il m'avait à peine regardée.  Je portais une petite robe noire, offerte par Mazu-san après notre départ de Jura.  Mais la brave femme étant beaucoup plus petite que moi, sa robe me serrait de près et m'habillait bien peu.  Je m'assis sur son lit et l'observai quelques minutes avant de commencer à jouer. 

    Il rédigeait une lettre au premier ministre de sa planète, assis derrière son bureau.  Malgré son air concentré, je le sentis un peu gêné et mal à l'aise.

    2 - Le meilleur ami de l'hommeComme moi, il ne savait quoi dire.  Comme moi, il se tut. 
    Quand je parvins à faire abstraction de sa présence, mes doigts se mirent à parcourir les cordes au gré des remous de mon âme. 
    Je jouais de la harpe dans la chambre d'Albator, mais mon esprit courait dans les champs de la Jura de mon enfance.  Rien ne semblait plus pouvoir l'arrêter.  Pourtant, du fond de sa chambre, le regard insistant du capitaine finit par me ramener à l'instant présent. Il me dévisageait.

    Son esprit aussi errait loin dans le temps.  Une femme jeune, frêle et belle, aux longs cheveux fauves, jouait du piano.  Un petit garçon, assis à ses pieds, démontait une horloge, l'air très concentré. 

    Je lisais dans sa mémoire comme dans un livre ouvert.  Albator le savait.  Il avait tacitement consenti à partager ce souvenir avec moi et j'ignorais encore à quel point cette marque de confiance avait été un privilège.  En effet, il ne parlait jamais de lui.

    A l'issue de ce petit concert privé, je le sentis plus serein.  Ma musique lui plaisait beaucoup et j'avais été très heureuse de pouvoir lui faire plaisir.  Je venais de prendre conscience que si j'avais au moins pu servir à cela, ma présence à bord n'était pas tout à fait inutile.  Il m'invita à revenir jouer pour lui aussi souvent que je le souhaitais.  Ce que je fis.  Je me sentais bien dans sa chambre.  Elle avait un effet apaisant sur moi.  Il se sentait bien en ma présence.  J'avais le même effet sur lui. 

    Au fil des jours, je commençais à m'ouvrir aux autres, à m'intéresser un peu à eux.  Le docteur Zéro continuait de me rendre visite.  J'étais désormais ouverte au dialogue, ses visites se prolongèrent et se multiplièrent.  Ainsi, il devint mon confident.  Et comme il consommait presque autant d'alcool que moi, nous buvions souvent ensemble.

    Peu à peu, j'en apprenais un peu plus sur la nature humaine et sa complexité.  En revanche, Albator et moi parlions toujours aussi peu, mais à mesure que le temps passait, je m'aperçus que ma proximité, qu'il recherchait d'une part, le rendait parfois nerveux. 

    Un soir que je jouais pour lui, assise à côté de son lit, il s'était étendu pour se reposer.  A peine le sommeil avait-il commencé à prendre possession de lui que je me vis dans ses pensées, telle que je ne me serais jamais imaginée, dans l'esprit d'un autre homme que mon regretté Maïno.  J'avais surpris des pensées similaires chez plusieurs membres de l'équipage, mais découvrir les mains d'Albator me déshabiller dans ses rêves m'avait glacée d'effroi!  Comment osait-il s'approprier mon corps dans ses songes?   Moi qui lui avais accordé ma totale confiance, je me sentais trahie, piégée, agressée... violée!   Ses mains parcouraient mes hanches et sa bouche allait embrasser mon cou quand il fut douloureusement ramené à la réalité par ma harpe que je venais de lui jeter violemment à la tête. 

    Il se redressa brusquement, incrédule, en se tenant le crâne qui saignait abondamment. Je pris peur de ce liquide rouge qui coulait sur son visage.  Je pris peur du geste que je venais de poser.  Je pris peur de la conséquence probable de ce qui venait de se produire.  Je pris peur tout simplement et je courus m'enfermer dans ma chambre pour pleurer mon désespoir. 

    Le docteur vint me trouver une heure plus tard.  Il venait de recoudre la plaie d'Albator qui n'avait voulu donner aucune précision quant aux circonstances qui avaient provoqué sa blessure.  J'avouai au docteur que j'en étais la cause.  Il me suggéra d'aller m'excuser le lendemain au capitaine, en m'assurant qu'il me pardonnerait sans aucun doute.  Je chassai le docteur de ma chambre, estimant que c'était à moi qu'Albator devait des excuses.  J'avais encore du mal à saisir, à l'époque, que les Terriens n'étaient pas responsables de leurs désirs ni de leurs fantasmes.  Ainsi, je replongeai dans une nouvelle période de mutisme où, cette fois, je renonçai même à me nourrir.

    Quelques jours plus tard, Albator vint me trouver et m'annonça que nous nous dirigions vers la "Planète des Humains" où son ami le docteur Heinz et sa famille, ainsi qu'un groupe de scientifiques Terriens persécutés par le gouvernement terrestre, s'étaient exilés pour y vivre en paix. 

    — C'est là que nos chemins se sépareront, déclara-t-il.  Tu verras, c'est une planète où il fait bon vivre.  Je demanderai à mon ami qu'il veille sur toi et sur ta sécurité.

    Il quitta ma chambre avant que j'eusse trouvé la force de répondre quoi que ce soit. Pourtant, l'inattendu venait de se produire en moi.  Je venais de prendre conscience que l'idée d'être séparée d'Albator m'était insupportable.  Il était parvenu à prendre dans mon cœur plus de place que je ne l'aurais soupçonné, mais un problème demeurait: il me désirait et je ne le désirais pas. 

    Sa bouche, cette même bouche que, plus tard, j'allais lui envier, suscitait en moi une répulsion féroce et son œil mobile qui suivait chacun de mes mouvements m'effrayait parfois.  Mais je plaisais à cet œil et, pour la première fois de ma vie, je maudis la nature de m'avoir faite femme. 
    Après être parvenue à retrouver un peu de calme, je rejoignis Albator dans sa chambre et demandai à lui parler. 

    Debout devant sa fenêtre, il me tournait le dos.  Sans se retourner ni même m'inviter à m'asseoir, il me dit qu'il m'écoutait.
    Il ne semblait plus être l'homme auquel je m'étais accoutumée.  Il était à cet instant précis plus "capitaine" qu'Albator et je sentais que le convaincre de me garder auprès de lui n'allait pas être facile.
    — Je... je sais que tu as pris une décision me concernant..., bredouillai-je.  Mais je souhaiterais que tu la reconsidères.  Je... je voudrais rester sur l'Atlan...
    — C'est impossible! interrompit-il.  Je refuse que tu demeures enfermée dans une chambre de dix mètres carrés et tu ne peux rester indéfiniment passagère parmi nous.
    — C'est ma punition, n'est-ce pas?
    — Non, Meeme.  C'est dans l'intérêt de chacun.  J'imagine qu'il doit être aussi inconfortable d'avoir accès aux pensées d'autrui que de devoir contrôler les nôtres en ta présence.  Je n'ai pas le droit de t'en vouloir, mais tu dois me comprendre.
    — Je comprends, mais s'il fallait vraiment que tu m'abandomnes maintenant, il eut mieux valu que tu me laisses où j'étais!  Je ne veux pas vivre sur une autre planète que la mienne, Albator!  J'ai perdu tout ce qui m'était cher.  Sais-tu seulement combien le docteur et toi vous allez me manquer?

    "Sais-tu seulement combien tu me manques déjà?"  l'entendis-je penser alors que sa voix reprenait, plus sévère que le jugement dernier:
    — L'Atlantis est un navire de guerre, pas un vaisseau de plaisance.  Une femme délicate comme tu l'es n'y a pas sa place indéfiniment.
    Je protestai :
    — Si j'étais si délicate, je n'aurais pas survécu jusqu'à notre rencontre.
    Il se retourna enfin vers moi.
    — Tu marques un point !  Mais étant une femme, tu es une proie de choix pour nos adversaires.  Mes hommes et moi-même avons d'autres choses à faire et à penser que d'assurer ta protection.
    Je lui dis que je pouvais me défendre seule.  Il rétorqua que je n'aurais pas toujours affaire à des hommes endormis!  J'acceptai l'affront, mais pas l'argument. 
    — Je serai d'autant plus redoutable que j'aurai affaire à des hommes qui me sous-estiment!  Si tu ne me veux plus comme passagère, je te supplie de m'accepter comme membre de ton équipage!  J'aiderai le docteur Zéro.  J'apprendrai à me défendre comme vous et à devenir une des vôtres.  Mais je t'en prie, Albator!  Ne me sépare pas de toi!

    Il me regarda, surpris par ma détermination, puis alla se servir du vin qu'il but seul en m'observant.  Il rompit le silence après avoir vidé son verre en déclarant:

    — Tant que tu étais passagère parmi nous, j'étais ton ami.  Si tu devenais l'une des nôtres, je serais ton capitaine.  Cela change beaucoup de choses, tu sais!

    — Peu importe, répondis-je.  Cela ne change en rien ta nature et je sais que tu es juste. Je ferai ce que tu voudras.

    Il quitta sa chambre en me disant qu'il allait réfléchir à la question.
    Plus tard, le docteur Zéro vint me trouver avec deux bouteilles de rhum.  Albator venait de le consulter pour lui demander s'il pensait que je pouvais lui être de quelque utilité.  Je m'empressai de lui demander ce qu'il en pensait.
    — En quoi pourriez-vous m'être utile, Meeme?  lança-t-il en riant.  Nos bouches et nos yeux vous effraient et la vue du sang vous fait perdre votre contrôle!

    Il avait raison et j'eus soudain honte de moi. 
    —J'ai toutefois plaidé en votre faveur.  Vous êtes douce, bonne et sensible.  Avec de bonnes notions d'anatomie, vous pourriez me seconder à merveille et puis, je ne suis pas à l'abri de tomber malade moi-même.  Nous ne serions pas trop de deux à l'infirmerie! Mais surtout, je serais très triste que vous nous quittiez.

    Je lui sautai au cou et le serrai dans mes bras. 
    Ma vie sur l'Atlantis venait de connaître un nouveau tournant.  Pourtant, rien n'était encore gagné.  J'allais encore devoir prouver que j'y avais ma place.  Dès lors, durant les mois qui suivirent, je n'eus plus une seconde à moi pour m'isoler, pleurer ou penser. Albator avait chargé ses hommes de m'initier à la navigation, à la cosmologie, à la manipulation des armes à feu, lasers et armes blanches.  Des membres d'équipage venaient me réveiller en pleine nuit pour tester ma résistance au stress et mes réflexes.  Ils m'entraînaient à anticiper les coups et à les éviter.  Pendant cette période, j'en reçus d'innombrables.  J'en distribuai également beaucoup à mes compagnons que je retrouvais le lendemain à l'infirmerie où le docteur m'enseignait à les soigner. 

    Le reste du temps, le docteur Zéro m'apprenait la biologie et l'anatomie des Terriens.  Par extension, il m'initiait peu à peu à la chimie et à la physique.  J'apprenais sans relâche, mais les semaines passaient et je ne voyais plus Albator.  C'était moi qui, désormais, me rendais devant sa porte et hésitais à frapper.  Les choses avaient changé. Il était devenu mon capitaine et avait soudainement acquis à mes yeux le charme fou de ceux qui ne nous regardent plus. 

    Un jour que je m'étais rendue devant sa porte à me demander si ma visite lui ferait plaisir, il arriva derrière moi en me demandant ce que je voulais.  Je jaunis intégralement comme une enfant curieuse prise sur le fait en train de regarder par le trou d'une serrure. Je lui dis que j'étais venue reprendre ma harpe.  Il entra dans sa chambre sans m'inviter à le suivre et me rendit mon instrument en me recommandant à l'avenir d'en faire bon usage.  Je jaunis à nouveau tandis qu'il refermait sa porte.  J'aurais pu croire qu'il prenait du plaisir à se montrer cruel.  Il n'en était rien, mais en bon pirate, Albator savait bluffer. Il feignait de m'ignorer.  Pourtant il se tenait informé de chacun de mes faits et gestes. Chacun de notre côté, nous attendions l'événement qui allait nous rapprocher.  Il se présenta sous la forme d'une prémonition. 

    J'étais à l'infirmerie en train d'aseptiser des pansements quand les sirènes retentirent dans tout le navire.  Par le hublot, je vis que nous nous apprêtions à aborder un spatio-cargyre, droit devant nous.  Albator devait se trouver sur le pont de commandement en train de choisir les hommes qui allaient l'accompagner pour le pillage du navire terrien. C'était une opération routinière qui offrait généralement peu de surprise : l'Atlantis pointait ses canons dans la direction du cargo spatial; ce dernier se laissait assaillir sans résistance.  
    Albator et une vingtaine de ses hommes faisaient alors leur entrée. Dix hommes armés jusqu'aux dents rassemblaient et tenaient en respect l'équipage du spatio-cargyre, tandis que le capitaine et dix autres hommes inspectaient les cales de trésors, de réserves de vivres et de matières premières que nous allions emporter. 


    Une partie de ces vivres allait renflouer nos propres réserves tandis que le reste allait être acheminé vers le repère de la vache grasse, un astéroïde artificiel où nous emmagasinions les denrées qu'
    Albator prévoyait de rendre aux Terriens, le jour où leurs inconséquences les auraient confrontés à la famine. 

    Les Terriens craignaient Albator qui avait acquis sur sa planète une réputation bien plus méchante qu'il ne le méritait.  On l'avait accusé, à tort, de nombreux crimes.  Mais ces accusations injustes avaient rendu d'autant plus dociles les marins interstellaires.  Si le capitaine le leur avait demandé, ils auraient sans doute livré eux-mêmes leurs marchandises!

    Les sirènes venaient donc d'annoncer l'imminence de l'opération quand un doute affreux m'envahit.  On nous tendait un piège!  Je le sentais!  Les hommes qui nous attendaient sur l'autre navire n'avaient rien en commun avec ceux qu'ils avaient coutume de rencontrer.  Je courus sur le pont avertir Albator.  Ses hommes et lui furent très surpris de me voir.  Un silence soudain accompagna mon entrée. 
    — Je t'en prie Albator, n'y va pas!  On nous tend un piège! m'écriais-je.
    — Qu'en sais-tu? demanda-t-il froidement tandis que l'équipage riait.
    — Je n'en sais rien, mais je le sens.
    Sans ironie, mais peu convaincu, il me remercia de l'en avoir avisé et m'ordonna de retourner à l'infirmerie.

    L'assaut eut lieu quelques minutes plus tard.  Tout se passa pour le mieux.  Toutefois mon pressentiment persistait. 
    J'observai par le hublot nos robots transférer le butin du jour du spatio-cargyre jusqu'à l'Atlantis.  Plus tard, j'entendis la voix de Mario, notre magasinier, m'informer par radio que nous avions reçu un conteneur de matériel médical et qu'on nous l'amenait à l'infirmerie.  L'Atlantis s'éloigna du cargo terrestre.  La mission s'était accomplie sans incident.  L'équipage festoya l'événement au réfectoire en compagnie de leur capitaine qui avait consenti à les accompagner. 
    Le docteur vint me chercher pour que je me joigne à eux, mais je n'y tins pas.  Je craignais qu'on se moque de moi et de mon intuition qui, du reste, n'avait cessé de m'alerter.  Le docteur insista tant et si bien que je ne pus le lui refuser.  Je me demandai quelle allait être la réaction d'
    Albator.  Il fut le seul à ne pas rire de moi quand j'entrai dans le réfectoire d'où je repartis tout aussitôt en courant, humiliée d'être apparue si ridicule devant lui. 

    Pendant ma brève absence, les robots tracteurs avaient acheminé le conteneur de matériel annoncé un peu plus tôt par Mario.  J'eus la désagréable surprise, quand j'ouvris la porte, de me trouver face à six soldats qui s'étaient infiltrés dans le conteneur de matériel médical et qui avaient échappé à la vigilance des pirates de l'espace. L'expérience m'a apprise que l'on ne se méfie jamais assez d'une croix rouge dans un carré blanc, symbole millénaire que les Terriens avaient exporté dans plusieurs galaxies. Les Sylvidres surent quelques années plus tard faire usage de cette faiblesse.

    Les hommes qui se trouvaient devant moi étaient des criminels condamnés à perpétuité et à qui le premier ministre avait promis la grâce s'ils parvenaient à maîtriser l'Atlantis et à capturer 
    Albator et son équipage.  Je voulus courir pour donner l'alerte, mais ils me rattrapèrent et me retinrent à l'infirmerie. 
    — Quand nous en aurons terminé avec les autres, nous reviendrons nous occuper de toi!  me promit l'un d'eux pour qui le viol avait été un loisir durant de longues années. 

    Il allait quitter la pièce avec quatre de ses cinq compagnons quand 
    Albator verrouilla la porte de l'infirmerie, m'enfermant avec eux.
    Lui aussi avait pressenti que quelque chose d'inquiétant devait être en train de se produire.  L'assaut du spatio-cargyre s'était trop bien déroulé que pour qu'il n'y ait pas lieu de s'inquiéter.  Lorsque j'avais quitté précipitamment le réfectoire, il m’avait suivit pour me demander des précisions quant à mes intuitions. 

    Je ne compris pas tout de suite quelle avait été son intention en verrouillant l'accès de l'infirmerie, mais je m'allumai de colère et d'incrédulité à l'idée qu'il venait délibérément de m'enfermer seule dans une cage avec six lions.  Comment avait-il pu me faire cela ? Mon état émotionnel porta mes éthers à une telle élévation de température que mes agresseurs craignirent de se trouver en présence d'une bombe prête à imploser.
    — Eh ! cria l'un d'eux.  Regardez la fille! Qu'est-ce qu'elle a?
    Un autre battit la porte de panique en hurlant pour qu'on l'ouvre. La voix d'
    Albator dans le haut-parleur vint renforcer leur crainte.
    — Ne les grille pas tout de suite, Meeme! J'ai encore besoin d'eux!

    Je m'allumai de plus belle en entendant sa voix.  Les six lions retenaient leur souffle. J'étais leur prisonnière depuis un instant, mais ces quelques mots avaient suffi à 
    Albator pour renverser la situation.  Il ne me resta plus qu'à leur demander de jeter leurs armes et de garder les mains en l'air le temps que du renfort arrive.
    La tentative d'assaut des mercenaires avait échoué par chance; pure chance. Et le drame, évité par bluff; pur bluff. 

    Des membres de l'équipage vinrent leur passer les menottes et emmenèrent mes prisonniers tandis que le docteur m'apporta à boire et beaucoup de réconfort.

    Albator ordonna que l'on inspecte scrupuleusement tous les autres conteneurs et que l'on interroge les mercenaires.  Les six hommes furent finalement ramenés jusqu'au spatio-cargyre d'où ils avaient embarqué.  Tout était rentré dans l'ordre.  La journée avait été productive : outre le butin du jour, nous venions de prendre une leçon de vigilance et mon intuition venait d'acquérir la reconnaissance d'
    Albator qui lui accorda, par la suite, l'attention qu'elle méritait et n'hésita plus, au besoin, à faire appel à elle. 

    Après cet événement qui m'avait fort secouée, je ressentis le besoin de me rapprocher de lui.  Ce besoin fut d'autant plus fort que je sentais qu'il pensait beaucoup à moi.  Je me rendis derrière sa porte avec ma harpe, ne sachant si j'allais enfin trouver le courage de frapper quand j'entendis la mélodie que j'avais coutume de jouer, interprétée par lui à l'ocarina.  Il était étendu sur son lit et semblait assez serein.  J'entrai finalement dans sa chambre sans frapper et vint m'installer près de son lit comme lors de mes premières semaines à bord qui me semblaient déjà bien lointaines.  Il s'arrêta de jouer et m'observa tandis que je marchai vers lui. 

    — Il y a longtemps que je n'ai plus joué pour toi, dis-je timidement.  Et il m'a semblé entendre que ma musique te manquait.

    Je m'installai donc, coinçai ma harpe entre mes genoux et initiai ma mélodie.  Albator me fixa intensément au point de me faire jaunir.  Je craignis qu'il me demande de regagner ma chambre.  Ce qu'il fit gentiment, mais fermement.
    — Pourquoi? demandai-je, blessée.  Je sais que je te manque autant que tu me manques. Alors pourquoi?
    — Je suis le capitaine de l'Atlantis et tu es un membre de mon équipage.  Dans ma chambre, en revanche, je suis un homme.  Un homme qui n'a plus aimé ni connu le corps d'une femme depuis longtemps.  S'il ne m'est pas permis de te désirer, Meeme, qu'il me soit au moins consenti de te rêver sans risquer une fracture du crâne.  Retourne dans ta chambre!
    Je me relevai et marchai lentement vers la sortie de son appartement.  Je cherchai désespérément dans l'air quelques traces de ses pensées pour y entendre qu'il souhaitait que je reste.  Mais il ne pensait à rien.  Il contrôlait son esprit pour ne pas penser.  Son cœur pourtant battait plus vite à mesure que j'approchais de la porte.  Je ne pus me résigner à l'ouvrir.  Comme il l'avait fait pour mes agresseurs, plus tôt à l'infirmerie, je verrouillai la porte et m'enfermai avec lui.  Il rit de mon geste en se redressant sur son lit. Un rire de soulagement, charmant et chaleureux venait de sortir de cette bouche qui m'avait tant effrayée.  Et ce rire m'offrit le courage de me retourner face à lui et d'affronter son image d'homme terrien qui, désormais, ne me faisait plus peur.  Le docteur Zéro m'avait enseigné comment le corps humain fonctionnait et en me familiarisant avec lui, j'avais fini par le trouver beau.  Ainsi, aimer 
    Albator ne tint bientôt plus du sacrilège ni du tabou intransgressible, mais était devenu, indiciblement, un désir ardent qui me permit à moi, fille de Jura, orpheline des miens et de ma planète, de renaître à moi-même dans mon âme, dans mon cœur et aussi dans mon corps. 

    Je déposai ma harpe au pied de son lit pour ensuite me blottir dans ses bras.  Il n'émit aucune résistance et après un instant d'hésitation, il répondit à mon étreinte.

    Silencieux, nous restâmes longtemps enlacés dans les bras l'un de l'autre.  Le temps pour moi de le respirer et de m'imprégner calmement de l'odeur de ses cheveux, de m'habituer à ses trente-sept degrés centigrades et d'apprivoiser la pression douce et ferme de ses mains sur moi; le temps pour lui de prendre connaissance des modifications physio-thermiques propres à mon espèce, et de la texture de ma peau qu'il comparait à du papier de riz.  Nous n'étions pas au bout de nos découvertes et de nos surprises.

    La plus belle fut pour moi d'apprécier comment cet homme, si mystérieux à mes yeux, exprimait simultanément ces deux qualités aussi contradictoires que sont la fougue et la tendresse.

    Ainsi, je devins sa compagne.  Sa discrète compagne.  C'est comme cela qu'il me voulait.  Il tenait, en effet, à conserver autant que possible son image de capitaine solitaire, afin d'éviter que je devienne une cible privilégiée pour ses opposants. 

    Je ne faisais pourtant aucun mystère de la dévotion que je lui vouais.  Il était devenu mon dieu, le protéger; ma raison d'exister.  Chacun de mes gestes à son encontre trahissait la nature de mes sentiments pour lui.  Mais jamais il n'exhiba la tendresse qu'il me portait en présence d'autrui, pas même celle de nos enfants.  Albator était un homme d'une extrême pudeur.  Aussi, je fus très surprise quand il embrassa mon ventre en l'hypothétique présence de Sylvidra.  Voilà un geste qui ne ressemblait en rien au capitaine connu de tous ni même de la reine des Sylvidres.  Mais comme il me l'avait précisé le jour où je devins sienne: dans sa chambre, il était un homme, tout simplement. Et c'est tout aussi simplement que Sylvidra avait choisi de se présenter devant lui: dévêtue et dès lors, plus femme que souveraine, faisant fi de ma présence ou de l'importance que je pouvais avoir dans la vie d'Albator.  Sans doute avait-il eu ce geste pour réparer l'affront que Sylvidra venait de me faire en accordant à sa présence autant d'importance qu'elle n'en accordait à la mienne.  J'avais apprécié ce geste, ce cadeau, cette reconnaissance, cette déclaration d'amour si personnelle, mais j'en craignais déjà les conséquences. 

    J'appris plus tard que, tandis que j'attendais sur le pont de commandement que l'ordinateur des robots de maintenance me confirme la présence physique de mon chien à bord, Albator subissait les ardeurs de ma rivale pendant son sommeil. 

     


     

    "Depuis que j'ai atteint l'âge de manier des outils avec dextérité, j'ai pris l'habitude de démonter tous les mécanismes et les machineries complexes qui attisaient ma curiosité.

    De l'horloge de mes ancêtres au piano de ma mère, en passant par le moteur de la voiture du directeur de mon orphelinat jusqu'au réacteur de l'avion de mon instructeur à l'école des cadets où je risquai mon éradication de l'armée terrestre bien avant l'heure, j'ai toujours pris un immense plaisir à démonter et remonter tout ce que l'intelligence humaine avait pu inventer de fascinant, du mécanisme le plus simple aux technologies de pointe et d'avant-garde les plus sophistiquées. 

    Mes déboires militaires, dans un premier temps, et mes préoccupations martiales par la suite, m'ont éloigné de mon ancien passe-temps, mais je disposerai, dans quelques jours, du plus grand atelier qui n'ai jamais été mis à ma disposition pour démonter et remonter l'Atlantis.  Il conviendra d'y apporter quelques défenses supplémentaires aux failles dont j'ai pris conscience aujourd'hui même; telles qu'une immunité intégrale du vaisseau contre les parasites des métaux et une protection contre les intrusions holographiques. 

    Je pensais jusqu'à présent que ces ombres ne pouvaient nous atteindre que psychologiquement.  Aussi, je ne les craignais pas et, l'habitude aidant, mon équipage ne les craignait plus. 

    A l'instant, toutefois, un événement que je ne m'explique pas vient de se produire. Je m'étais assoupi quand une présence que je croyais être Meeme me caressa avec insistance jusqu'à ce que je la prie de me laisser me reposer. J'entendis alors la voix de Sylvidra me murmurer à l'oreille qu'elle m'aurait porté secours si je n'avais découvert le piège de la mérule.  Je m'éveillai quand j'eus la sensation que dix griffes acérées me lacéraient le torse. Je vis alors l'ombre de Sylvidra étendue, nue à côté de moi, disparaître en souriant. J'aurais cru à mauvais rêve si je n'avais gardé sur la poitrine les stigmates de ses mains sur moi. 

    Alors que je me suis défié de démonter l'Atlantis, cette femme diabolique a sans doute décidé d'en faire autant avec mon âme. Je crains qu'elle ne s'en prenne sournoisement à Meeme. Je ne l'ai plus vue aussi fragile depuis le jour où je l'ai découverte sur Jura. Peut-être se libère-t-elle de toutes les tensions que cette année de guerre nous a imposées. 

    Je ferai en sorte qu'elle ne s'aperçoive pas de la présence de ces cicatrices. Veiller à sa sérénité est l'unique protection que je puisse lui offrir dans l'immédiat."

     

    (Extrait du journal de bord du capitaine)

     

     


     

    Il me rejoignit sur le pont de commandement après quelques heures.  Il semblait plus fatigué qu'avant que je ne prenne congé de lui.  En approchant l'écran de contrôle où figurait toujours le vaisseau mère de l'armada royale, il me remercia d'avoir tenu Sylvidra à l'œil pendant qu'il se reposait.  Je répondis que, selon moi, elle ne s'y trouvait plus.  Il me demanda ce qui me faisait penser cela. 
    — Je ne sais pas, répondis-je.  Je n'en sais rien, mais je le sens.
    — Et, selon toi, où serait-elle allée ?
    — Je l'ignore.


    Il n'insista pas et rechercha sur nos radars la présence de l'une de ses connaissances dont la simple évocation du nom me faisait horreur : Amadeo!

    Amadeo était le fils unique d'un milliardaire japonais et d'une reine de beauté italienne. Enfant gâté dont la vulgarité n'avait d'égal que sa beauté, il avait été le compagnon d'étude d'Albator et vivait depuis quelques années dans un laboratoire spatial terrestre, satellite de Charon, théoriquement chargé d'assurer la surveillances des spatio-cargyres aux confins du système solaire, entre Pluton et l'orbite de Saturne. 

    Pirate dans l'âme, Amadeo n'hésitait pas à racketter les paquebots spatiaux terrestres en vins et spiritueux.  Seule l'influence politique de son père lui valait de conserver sa fonction.  Il avait longtemps souhaité s'enrôler sur l'Atlantis, mais son sens excessif de la provocation souligné d'un hédonisme narcissique misogyne trop prononcés avaient décidé Albator à l'en tenir écarté. 

    Depuis lors, Amadeo accueillait l'Atlantis dans le territoire transplutonien par une pluie d'injures qui ne manquaient pas de faire rire l'équipage. 

    Dès que mon amour l'eut repéré sur nos écrans, je saisis son intention : Amadeo, outre sa passion pour les plaisirs sensuels, était un passionné d'images holographiques. Il n'en connaissait peut-être pas autant que les Sylvidres sur la question, mais pour l'heure, il était l'unique expert qu'Albator avait sous la main.

    "Sous la main" était une mesure bien relative. Nous venions d'atteindre l'orbite d'Uranus. L'Atlantis n'avait quitté la Terre que quarante heures plus tôt et nous n'évoluions qu'à vitesse modérée. Le navire terrien le plus performant, à l'époque, nécessitait quinze fois plus de temps pour parcourir la même distance. Il faut préciser que l'aventure aérospatiale sur Terre n'avait débuté qu'à peu près mille ans plus tôt et que les premières colonies terrestres hors de sa galaxie étaient à peine cinquantenaires. Bref, pour l'Atlantis, Charon était à une journée de voyage tout au plus et Amadeo avait déjà dû nous repérer.  Aussi, je pensais qu'il était l'auteur du message qui sortit du téléscripteur. 
    Albator  saisit le carton qu'il lut et relut, incrédule, avant d'éclater de rire.

    — Meeme ! s'écria-t-il. Je ne sais si je dois être ravi ou navré de t'apprendre que les robots de maintenance n'ont détecté aucune déjection canine à bord !

    Il m'observa et vit que je paraissais inquiète. Il s'approcha alors de moi et me serra les mains. 

    — Tu cherches un chien, n'est ce pas ?  demanda-t-il très tendrement.  Si tendrement que je fus tentée de lui raconter toute l'histoire de ce chien.  Les secrets avaient commencé à s'accumuler, en effet, depuis la visite de Tita.  De plus je sentais qu'Albator avait lui aussi depuis peu des secrets pour moi. J'acquiesçai de la tête.

    — Et d'où viendrait-il, ce chien ? poursuivit-il tout aussi tendrement.

    — C'est un cadeau des dieux de ma planète, fis-je timidement.  Je n'en suis pas certaine, mais je pense qu'il s'agit d'un chien fantôme.

    Je fus stupéfaite que ma révélation ne le surprenne pas ! 
    Je ne pus même pas sonder son opinion. Il tenait vraisemblablement ses pensées sous contrôle. 

    — Je vois, fit-il l'air sérieux.  Pourquoi ne m'as-tu pas parlé de ce chien plus tôt?

    J'expliquai que je craignais qu'il ne refuse sa présence à bord.  Il eut un sourire rassurant et, avant de retourner dans sa chambre, il me confirma qu'il ne souhaitait plus, effectivement, la présence d'animaux sur l'Atlantis, mais que, pour un chien si "divinement" propre et discret, il voulait bien faire une exception. 

    Je ne savais s'il me croyait ou pas. Peu m'importait.  Je venais de soulager ma conscience d'une petite partie de mes secrets, mais j'aurais donné cher pour connaître celui qui pesait alors sur celle de mon compagnon.


     

    Texte © 2001 Géraldine Feuillien / SABAM Dépot n°4919/2001
    Images © 1978 Leiji Matsumoto / Tôei Company
     





    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique